CHAPITRE 2
Dans les fraiches premières heures d’un matin d’avril, et après un violent épisode cévenol, malgré le temps couvert et les lourds nuages qui assombrissaient le ciel, Titoan Coustou marchait sur la plage du Grand Travers en compagnie de son fidèle ami Florentin Ventadour.
Ce dernier avait été sommé par le corps médical de pratiquer des exercices physiques et ceci de façon quasi quotidienne. C’en était même devenu une question de survie. Le fumeur sexagénaire avait convenu que reprendre une activité régulière, aussi modérée soit-elle, ne pouvait que lui être bénéfique.
Les deux hommes souhaitaient profiter des cinq kilomètres de sable entre Carnon et la Grande-Motte. Après avoir longé les quelques petits immeubles, ils étaient passés devant les résidences secondaires. Maisons et bâtiments qui restaient désespérément vides en cette période hors-saison.
Le temps en Languedoc était souvent prévisible, jusqu’au moment où il ne l’était plus. Les trombes d’eau qui s’abattaient sans interruption depuis deux jours avaient enfin cessé. Évidemment, la météo n’avait rien prévu de tel. Il avait plu des cordes, des hallebardes. On n’avait plus de mots pour désigner ce déluge. Le ciel s’était liquéfié. L’eau saturait les sols, trop desséchés pour absorber une telle quantité d’un seul coup. Elle s’était forcé un raccourci vers les pentes, transformant chaque rue en rivière.
Enfin, tout semblait être rentré dans l’ordre. À présent, le rythme calme et régulier du bruit des vagues accompagnait leur conversation.
Les deux journalistes pratiquaient donc une marche débonnaire, mais à pas continus sur le littoral. Ils étaient seuls à cette heure matinale et devisaient sur les derniers résultats du sport montpelliérain. Mais, la plage était méconnaissable. Alimenté par de grosses trombes d’eau, le Vidourle avait charrié une énorme quantité de détritus depuis les villes de Sommières et de Quissac lorsqu’il avait déboulé sur le Grau du Roi pour se déverser en Méditerranée. Ce fleuve, si paisible en été pour la baignade, la pêche, le canoë, pouvait devenir impétueux dans le cas de pluies diluviennes ou d’épisodes cévenols. Les éléments avaient déferlé sur la région sans avertissements.
Les vents violents de la nuit avaient eu raison d’un petit bateau qui avait rompu son mouillage avant de venir s’échouer sur le dos, la coque retournée en l’air, sur la plage, il avait pour nom Imagine.
Les deux journalistes découvraient un amalgame de bois, de sachets plastiques qui s’entassaient sur le sable, conséquences de la dernière vidourlade. Tous ces débris avaient été entraînés par les courants et se trouvaient à présent éparpillés sur les rivages du Grau-du-Roi jusqu’à Palavas-Les-Flots. Coustou ramassa un coquillage en forme d’oreille, l’approcha de la sienne, pour y entendre le bruit des vagues. Puis il montra à son ami ce qui semblait un énorme tronc d’arbre échoué au bord de l’eau, à environ une cinquantaine de mètres devant eux :
— Regarde, il s’agit sans doute d’un chêne déraciné par la tempête et emporté par un gros coup de mer.
— C’est très dangereux ce truc-là. L’an passé, les occupants d’un voilier à moteur ont eu une belle frayeur. Ils avaient loué une embarcation sans permis et cette famille effectuait une promenade, ils se sont retrouvés en très mauvaise posture. Car au moment précis de l’accostage le long du quai, à Palavas, le bateau a heurté un tronc d’un pin qui dérivait sur le Lez. Le choc a causé une importante avarie sur la coque de leur rafiot et il a commencé à couler. Ils ont été sauvés de justesse.
Autour d’eux, l’espace était envahi par des centaines de mètres cubes de bois flotté, rondins, branches, sacs plastiques et ustensiles en tout genre. Peu à peu, les deux hommes s’approchaient de l’amas hétéroclite. Ils savaient que dans les villages en amont, la tempête avait transformé les rues en torrents de débris. Morceaux de bûches et objets déchiquetés, couvercles de poubelle, volets arrachés.
— J’ai toujours un peu d’appréhension lorsque je vois un gros bout de bois sur le rivage.
— Ah bon ? fit Florentin, étonné.
— Depuis que j’ai vu les « Dents de la Mer ».
— Les « Dents de la Mer », le film ?
— Oui. Au début du film : les Dents de la mer, les vacances d’été approchent lorsque les jeunes d’une petite station balnéaire découvrent sur la plage le corps mutilé d’une étudiante en maillot de bain.
— Tu as peur de retrouver le cadavre d’une touriste accroché au tronc d’arbre ? Je te rappelle que l’on est en avril et que la belle saison commence dans un peu plus de deux mois !
— Ça va ! Ça va ! Chacun ses défauts ou ses phobies.
— D’accord ! OK ! Laisse tomber ! J’y vais.
Florentin Ventadour s’approcha lentement, Coustou le suivait. Une sorte de butte faite de roseaux enchevêtrés dans les ramifications du conifère créait l’illusion d’un monticule assez solide pour que l’on puisse s’y risquer. Le plus âgé des journalistes avait modéré son tempo, pénalisé par la courte pente et l’accumulation d’obstacles. Ce fut Titoan qui parvint le premier sur le petit dôme. L’arbre déraciné, empêtré dans les branches et échoué sur la plage, était un pin parasol, il était recouvert de feuillages, de sacs de plastiques et de détritus en tout genre.
Machinalement, Coustou écarta du pied des immondices et l’un des emballages proches d’un pneu.
Pour Titoan l’espace d’un instant le bruit de la mer cessa, plus de vagues, seulement le silence. Son cœur sembla battre plus vite, son souffle s’accéléra. Ses jambes étaient flageolantes, comme si elles ne lui appartenaient plus. Florentin lui parlait. Il le voyait prononcer des mots, des phrases sans doute qu’il ne pût entendre ou comprendre. Puis, tout redevint normal. Il parvint enfin à articuler : — Je devrai faire plus confiance à mes intuitions.
— Quoi ? Tu as découvert une baigneuse ? demanda Ventadour, facétieux.
— Non, c’est un homme.
— Tu plaisantes ? Laisse-moi regarder !
Il fallut une interminable minute à Florentin pour reconnaître ce qu’il avait sous les yeux. Les deux journalistes demeurèrent pétrifiés d’horreur, sidérés. Un corps. Le mort et les vivants échangèrent un long regard.
— Oh Putain ! lâcha Ventadour avec un mouvement de recul. Heureusement que je ne suis pas cardiaque, sinon j’y restais ! Et les toubibs qui te soutiennent mordicus que l’activité physique c’est bon pour le cœur !
La victime gisait sur le dos, la tête à quelques centimètres du pneu. Titoan était sidéré, la mort pouvait venir à tout moment, mais surgissait souvent quand rien ne semblait indiquer sa présence. Il frissonna, s’interrogea, l’homme avait-il hurlé lorsque les vagues s’étaient refermées sur lui ? Avait-il eu le temps et essayé d’appeler à l’aide tandis que l’eau salée se répandait dans ses poumons, que sa poitrine se soulevait péniblement et que l’oxygène désertait son sang ?
Coustou fixa le cadavre devant lui, le cœur au bord des lèvres. La peau du mort était cireuse et présentait déjà les premiers signes de décomposition post mortem. Florentin Ventadour ferma les paupières une fraction de seconde comme pour faire disparaître cette vision macabre. Il était évident que les deux amis ne pouvaient plus rien faire pour lui. Ils laissèrent le silence s’installer un instant. Coustou essayait de prendre une décision, mais il ne cessait de s’interroger sur ce hasard qui les avait amenés à découvrir le corps d’un homme sur la plage.
Plus loin barbotait une petite troupe de mouettes indifférentes.
Ensuite, Ventadour alerta la gendarmerie afin de leur signaler la funeste découverte. La maréchaussée contacta immédiatement...