: Wladyslaw Stanislaw Reymont
: La Révolte (Bunt)
: Books on Demand
: 9782322384884
: 1
: CHF 3.60
:
: Erzählende Literatur
: French
: 152
: Wasserzeichen
: PC/MAC/eReader/Tablet
: ePUB
Sous la houlette de Rex, le troupeau des animaux domestiques se révolte contre les hommes et part à la conquête de lendemains qui chantent. Ce conte, indémodable regard posé sur la condition humaine, a été écrit aux lendemains de la première guerre mondiale et de la guerre soviéto-polonaise des années 1919-1921, dans un pays en plein marasme économique, alors que la révolution bolchevique était en train de s'imposer en Russie.

La carrière littéraire de Wladyslaw Stanislaw Reymont prend son essor à la fin du dix-neuvième siècle, dans le Royaume du Congrès, partie de la Pologne démembrée sous tutelle tsariste. Il publie"La Comédienne" (1896) suivie de"Ferments" (1897),"La Terre promise" (1899),"Les Paysans" (1902-1909), épopée en quatre tomes de la vie paysanne, qui lui vaudra le prix Nobel de littérature en 1924."La Révolte" (1924) est son dernier opus. Il meurt en 1925, à l'âge de 58 ans, dans un pays qui a recouvré son indépendance.

PREMIERE PARTIE


I

— Nous allons régler nos comptes maintenant, chien ! — s’écria-t-elle triomphante et, acculant Rex dans un coin, se mit à le frapper avec un tisonnier en s’acharnant dessus et lui rappelant avec chaque coup :

— Ça c’est pour le rôti ! Ça pour le saucisson d’hier ! Ça pour les dindes ! — Le chien se recroquevillait, couinait en demandant grâce, lui léchait les jambes. — Et maintenant, voilà pour les teckels, pour que tu te rappelles, malotru, qu’il est interdit de toucher aux petits chiens des maîtres. Et maintenant, que le diable t’emporte une fois pour toutes !

Et elle lui asséna un coup si puissant sur la tête que le chien hurla, se jeta sur elle les crocs découverts, la renversa au milieu de la cuisine et s’enfuit. Elle se précipita à sa poursuite avec une bordée d’injures vengeresses.

Mais Rex avait déjà disparu dans des fourrés tout proches de sureaux et d’acacias et, bien que sérieusement blessé et respirant à peine, puisait dans ses dernières forces pour se traîner vers des lieux plus éloignés et plus sûrs, lorsque du côté de la cuisine retentirent de nouveaux cris.

L’intendante, retenant le Muet par sa tignasse bouclée, le tabassait sans pitié.

— Sale mioche ! Tu es pire que ce pouilleux de chien. Je te ferai sortir tes boyaux, voleur puant. Je te donne à bouffer par protection, et toi tu voles encore !

Elle beuglait au point que le gamin lui aussi criait à tue-tête et se débattait, tentant vainement de s’arracher à ses griffes acérées, et il en résulta un tel chahut que toute la cour du manoir sombra dans la terreur. Les chiens commencèrent à se démener au bout de leurs chaînes et à glapir. Les poulaillers effrayés se remplirent de caquètements. Les pintades s’enfuyaient bruyamment sur les toits et les pigeons se réfugièrent dans les arbres au-dessus du puits. Les dindons, perturbés, dressant leurs pendeloques et ébouriffant leurs queues, se mirent à glousser, se dandinant dangereusement sur place. Les paons, arrivés en volant de dessous la galerie et déployant l’arc-en-ciel de leur plumage, poussaient leurs cris orgueilleux et méprisants. La maîtresse en personne accourut depuis ses appartements, ainsi que le jeune maître avec son petit fusil, les demoiselles avec leurs poupées dans les bras, et les deux teckels roux, ondulant comme des serpents.

L’intendante finit par lâcher le Muet, déclenchant un flot de larmes et de plaintes.

Le Muet sauta dans les fourrés et s’écroula comme une bûche aux côtés de Rex.

Tous deux gisaient inertes et presque assommés, — pareillement tabassés et pareillement malheureux.

Le soleil ardait et un vent chaud pénétrait la végétation, le friselis des feuilles et le bourdonnement des insectes jouaient une musique si douce et enivrante que tous deux s’endormirent. Et tous deux dans leur sommeil semblaient poursuivre leurs récriminations, pleurnichant et geignant silencieusement et plaintivement. Un énorme chat noir, ami de longue date de Rex, se glissa auprès d’eux, et après avoir reniflé le chien de partout, se blottit contre lui, ronronnant avec compassion. Et puis quelques corneilles se posèrent sur les branches les plus basses des acacias, se mirent à scruter l’obscurité des fourrés et, aiguisant leur bec, descendaient de plus en plus bas et de plus en plus hardiment.

— Je ne suis pas encore crevé… — grogna Rex, levant sur elles des yeux haineux et, léchant le visage ensanglanté et couvert de larmes du Muet, le réveilla en sursaut.

— Partons d’ici, ils vont nous trouver — bégaya le garçon, ils se comprenaient parfaitement.

— Je préfère attendre ce soir ! Ils sont près à m’achever, je ne pourrai me défendre.

— Elle t’a bien arrangé ! — s’apitoya le Muet sur son ami, et avec une poignée d’herbe lui essuya les flancs et ses yeux qui suppuraient. Rex poussait de petits gémissements de gratitude.

— Envoie promener ces saloperies de becs — grogna-t-il à l’adresse du chat. — Ces merdeuses sont encore pires que les hommes.

— Je vais te transporter à l’étable, je connais un endroit sous les mangeoires — proposa le Muet.

— C’est bientôt midi et ces roquets de chiens de berger peuvent me débusquer, et je n’ai pas de forces. J’ai soif… soif…

— Je vais voir s’il n’y a personne près de l’eau — fit savoir le chat avec sollicitude.

— Restez couchés, je vais en apporter.

Ayant ramené l’eau dans une vieille écuelle, il l’avançait tant bien que mal à son ami.

— Tu m’as barboté les pigeonneaux — s’adressa-t-il au chat.

— C’est Jędrek2, le fils du forgeron, qui les a barbotés, la Truie l’a vu, tu peux lui demander. C’est un bandit, il a déjà barboté les moineaux en dessous du nid de cigogne ; même les pies il ne les a pas épargnées, pour lesquelles la vieille m’est tombée dessus, si bien que j’ai à peine pu m’échapper. C’est un voleur, et maintenant il lorgne après les nids des rossignols. La perruche lui a déjà crié dessus.

— Et toi ne tourne pas autour de la perruche ! — grogna Rex en guise d’avertissement.

— Jędrek fils du forgeron ! Attends un peu, canaille ! Je vais rassembler mes oies et peut-être te ramènerai-je quelque chose de mon dîner, Rex. Attends-moi ! — il siffla dans ses doigts si vigoureusement que les corneilles effrayées s’enfuirent dans le parc.

Le chat lui aussi décampa, passant prudemment sur les côtés et se dirigeant du côté de la cuisine.

On venait justement de faire sonner la cloche pour le midi et la cour du manoir commençait à se remplir du brouhaha des voix des animaux et des hommes, du roulement des chariots, et du lourd piétinement des troupeaux qu’on avait rassemblés. Les balanciers des puits se mirent à grincer. Les cochons dans leurs cabanes se mirent à grouiner d’impatience. Les hirondelles se mirent à gazouiller pendant un moment, se turent, et ensuite toutes les voix semblèrent se consumer aux feux du soleil et s’évanouir dans le silence de ce midi torride.

Rex, léchant ses blessures, veillait, car il dressait les oreilles, parfois soulevait la tête, de temps à autre dilatait ses narines, et par moments, geignant doucement, commençait à s’endormir.

Le soleil chantait son hymne méridien : l’air surchauffé se mit à faire vibrer ses rayons musicaux, au point que toutes les voix de la nature, et il y en avait une infinité, s’unirent en cette lumineuse symphonie dorée. Tout était son, couleur, et en même temps adoptait des contours fantomatiques. Lapołudnica3 avec son faucon sur la tête planait au-dessus des terres, et aux endroits qu’effleuraient ses vêtements d’or tout se transformait en poussière, et là où tombaient, tels des fleurs de ciguë, ses regards d’or, la mort faisait une ample moisson : un oiseau chutait brutalement de sa branche, les arbres se desséchaient, les insectes tombaient morts, et même les ruisseaux défaillaient de fièvre. Même Rex tressaillit et, se recroquevillant, appuya sa tête contre le sol humide et l’herbe fraîche. Lapołudnica passa, avec dans son sillage les cris de terreur de la création et de lugubres traînées ombreuses, ratissant la lumière du soleil.

Et le chien dans son douloureux sommeil se laissa envahir par ses souvenirs. Dans sa misère, il se rappelait l’éclat des temps passés. De ces temps où au manoir tous le considéraient comme un inséparable compagnon. Où il se prélassait sur les tapis et était aimé et dorloté. Si son maître l’ordonnait, — il trucidait son propre frère — un chien ; si son maître l’ordonnait — il pouvait aussi déchiqueter un homme. N’allait-il pas jusqu’à défier les loups ? Il était le seul à pouvoir déloger les sangliers des marais. A ses grognements tout tremblait dans les cours, le parc et les champs. Même les taureaux s’enfuyaient à la vue de ses crocs. Et comment expliquer ? Et comment expliquer qu’à présent il se retrouvait misérable et sans maître ? et vivait dans le mépris, la misère, l’abandon et devait chaparder de...