: Lise Bourdin
: Derrière la balustrade ou la vie fracassée
: Books on Demand
: 9782322447022
: 1
: CHF 3.20
:
: Essays, Feuilleton, Literaturkritik, Interviews
: French
: 116
: Wasserzeichen
: PC/MAC/eReader/Tablet
: ePUB
Derrière la Balustrade est l'histoire d'une malédiction familiale, celle proférée par mon arrière-grand-père, le grand-père de ma mère qui, furieux du comportement de sa fille la déshérita et la maudit, elle, ses enfants et les enfants de ses enfants... Est-ce cette malédiction qui condamna ma grand-mère Louise à une mort prématurée et les enfants de celle-ci à une enfance maheureuse? Elle encore qui s'abatiit sur ma mère, Germaine, femme calomniée et obligée de divorcer? C'est le récit de cette histoire familiale racontée par l'arrière petite-fille, Lise Bourdin, suite à une scène traumatique, tandis qu'elle se cache derrière la balustrade de l'escalier.

Lise Bourdin est née en 1925 à Néris-les-Bains dans l'Allier. Elle fut modèle et posa pour de nombreux photographes de mode dès la fin des années 40. En 1953, après des débuts au théâtre, elle décroche un rôle de premier plan dans un film de Léonid Moguy, Les enfants de l'amour grâce auquel elle connaît le succès. Elle vit aujourd'hui dans le Gers, où elle continue de faire des projets, à 96 ans...

1. Un jour à Suresnes


En 1983 j’ai acheté une maison à Suresnes. C’était un petit pavillon de banlieue, en très mauvais état que j’avais pu payer au comptant en vendant un magnifique bijou. À cette époque, bien avant ces années de spéculation immobilière qui font de Paris et de sa banlieue Ouest des zones réservées à une population de plus en plus fortunée, on trouvait toutes sortes d’opportunités à des prix très accessibles. J’ai passé quelques mois à sillonner tout l’Ouest de Paris et à visiter des maisons avant de tomber sur ce pavillon en briques des années 50 : avec sa petite véranda et son jardin, il m’avait plu.

À ce moment-là, j’avais quitté mon appartement du Champ de Mars où j’avais vécu pendant trente ans, mais j’habitais encore Paris, rue Octave Feuillet dans le XVIe arrondissement. J’avais contacté des ouvriers, maçons, charpentiers et plombiers afin de remettre cette maison en état. Je me souviens de la tête de mon compagnon, Raymond Marcellin lorsque je lui avais montré mon acquisition avant le début des travaux. Il était consterné. Il avait dit à mon frère Roland, « mon cher, je crois que votre sœur est folle » !

Mais je n’étais pas folle. Pendant plusieurs mois, j’ai dirigé un chantier de rénovation complet puisque j’ai repris ce pavillon de la cave au grenier. Je me levais chaque jour à 6h du matin et j’étais sur le chantier avant 8h. J’ai fait refaire des fondations complètes, creuser un sous-sol dans lequel j’avais créé une cave à vin. J’avais installé une cuisine en rez-de-jardin et fait transformer le rez-de-chaussée en un grand living où j’ai accueilli par la suite de nombreux amis. Enfin, j’avais fait aménager les combles que j’avais dotés d’un chien assis pour y nicher un agréable bureau-bibliothèque-salon-de-musique où je m’installais pour écouter les disques de ma collection.

J’ai toujours adoré ça : imaginer une maison, la transformer, la décorer. C’est une activité que j’ai aimée et enfant déjà, j’occupais mes insomnies de cette manière. Je pensais à une maison ou à un appartement et je le refaisais dans ma tête, pièce par pièce.

À l’époque du pavillon de Suresnes, je partais de bon matin, je montais sur mon petit vélomoteur, et en un quart d’heure je rejoignais le chantier. Je me souviens encore du trajet : je rejoignais la porte Maillot pour traverser le boulevard périphérique et arriver à Neuilly. Là j’empruntais successivement le boulevard Maurice Barrès, le Boulevard du Commandant Charcot et le boulevard Richard Wallace, je retraversais la boucle de la Seine et j’arrivais à Suresnes. C’était à l’époque une petite ville tranquille, sans prétention mais dont la gestion communale avait été jusque-là absolument déplorable. Népotisme et clientélisme avait eu un effet très négatif sur son économie. La situation s’améliora par la suite avec l’élection d’un nouveau maire qui assainit les choses. Je m’étais bien renseignée avant d’acheter.

Quoi qu’il en soit, on avait encore à cette époque en arrivant làbas la sensation d’avoir franchi les limites de la grande ville et on savourait encore l’illusion d’être « ailleurs », au calme, loin de l’activité trépidante de la Capitale. Cela n’a malheureusement pas duré très longtemps… Les premières années de mon séjour à Suresnes, je pouvais encore garer ma voiture devant chez moi, mais assez rapidement, cela devint impossible.

Ainsi, je retrouvais chaque matin de bonne heure les ouvriers que j’avais engagés pour remettre cette maison en état. Au fur et à mesure de l’avancement des travaux, je vendais un bijou et j’ai pu ainsi faire de ce vilain petit pavillon, une jolie maison dans laquelle j’ai vécu pas loin de 30 ans.

Mon frère Roland, l’aîné de notre fratrie et qui me précédait de 3 ans, habitait de l’autre côté du bois de Boulogne, Boulevard Flandrin, près de la mairie du XVIe. Il avait été pendant 15 ans manager de l’Orchestre de Paris, et ne s’était jamais marié. Nous étions très proches l’un de l’autre et notre complicité, née dans l’enfance ne s’est jamais démentie.

Il venait régulièrement me voir à Suresnes, je préparais des repas qu’il aimait et que nous partagions parfois avec mon compagnon...

Un jour de septembre 2000, Roland était venu déjeuner avec moi. Il était déjà assez fatigué, il approchait les 80 ans, et souffrait déjà de la maladie de Parkinson. Comme notre mère, Roland avait traversé la vie avec une santé assez fragile.

Nous avions fini de manger et nous étions installés au salon. Nous avions bavardé de tout et de rien, et comme souvent il s’était allongé sur un lit de repos XVIIIe que j’avais au living. Pour ma part, j’avais rapproché un large fauteuil et je lui faisais face. Il me parlait des derniers concerts qu’il avait écouté. Malgré sa fatigue, il n’avait pas renoncé aux plaisirs de la musique et continuait de se déplacer au gré des invitations. Roland était très mondain.

« _ Tiens, la semaine dernière j’ai été écouter un concert dans une petite ville de l’Yonne, et il y avait un bel hôtel ancien qui m’a fait penser à celui où nous avons habité avant que Papa ne décide de nous installer à Vichy. L’Hôtel Léopold et Albert Ier de Néris-les-Bains. Tu te souviens ?

_ Bien sûr ! C’est même là que se situent mes premiers souvenirs. Je me souviens très bien de notre appartement au rez-de-chaussée et des jardins en terrasses. Tu te souviens des jardins, toi ? Des arbres fruitiers et du potager ?

_ Oui, c’était très beau. Je me souviens de nos chambres à l’hôtel qui donnaient sur cette très jolie cour avec la baignoire romaine… et aussi de la grande allée d’œillets du potager qu’on cueillait pour décorer les tables du restaurant.

_ Oui, le jardin, et la jolie tonnelle entièrement couverte de roses pompons… Tous les rosiers ! Des tas de rosiers, de toutes les couleurs et qui embaumaient…

_ Ah oui, les rosiers… Le jardin était exceptionnel.

_ Oui, je me souviens de tout cela, aussi parce que je suppose que cela a été une époque merveilleuse de notre vie. Maman était belle et heureuse. Qui aurait pu imaginer à l’époque que tout ceci disparaîtrait, que nos parents se sépareraient de cette manière ? »

Roland ne dit plus rien, je le sens s’assombrir. Comme moi, la séparation de nos parents, survenue en 1935, alors que j’avais 9 ans et Roland 12, nous a laissé de profondes blessures. Je parle de séparation, mais en réalité, je devrais parler du « départ de mon père ».

Roland n’est pas un expansif mais je sens que ce petit retour en arrière le plonge dans la mélancolie.

C’est peut-être justement ce sentiment qui provoque alors une confidence soudaine de ma part.

« _ Roland, il faut que je te dise quelque chose ».

Son prénom que je prononce tout à coup alors que nous sommes seuls donne un caractère soudainement solennel à notre discussion. Mon frère, à moitié allongé sur son lit me regarde fixement. Il a l’air inquiet et ne dit rien. Il attend ma confidence comme s’il avait toujours su que j’allais parler.

Chaque année, dans le milieu bourgeois dans lequel nous avons grandi, mon père louait une villa pour les vacances. Celles-ci se déroulaient pendant tout le mois d’octobre : c’était la fin de la saison thermale, et pour mon père qui était directeur d’un hôtel à Vichy, c’était le début des vacances. En 1932, il loua une très jolie villa à Sanary-sur-mer, une ravissante commune du Var. Il aimait beaucoup la Méditerranée et il faisait également plaisir à ma mère qui avait grandi dans le midi.

Sanary était une charmante station balnéaire, pas très loin de Bandol, à une quinzaine de kilomètres de Toulon, et en cette saison, le temps était très agréable. Les grosses chaleurs étaient passées, mais la douceur du...