: Philippe Aubert de Molay
: Douleur fantôme
: Books on Demand
: 9782322382378
: 1
: CHF 7.00
:
: Science Fiction
: French
: 94
: Wasserzeichen
: PC/MAC/eReader/Tablet
: ePUB
Au coeur d'un monde usé et crépusculaire, propice aux légendes urbaines, dans une époque suffisamment proche pour qu'elle ressemble fortement à la nôtre, des multinationales développent une technologie pour ludiquement habiter le corps d'un animal sauvage durant un week-end. Pendant ce temps, fuyant un monde devenu fou, des humains désertent la"civilisation". Mais pour aller où et faire quoi ? Retravaillées, 8 nouvelles écrites sur 2005-2015 dont l'une, inédite, donne son titre au volume.

Scénariste de bande dessinée et de jeu vidéo (sous la signature de Greg Newman, pour des univers comme Night Watch, Renaissance, Zorro, Noeland, Les Gardiens de la pierre, Blake& Mortimer, Jenny Everywhere), Philippe Aubert de Molay écrit aussi des nouvelles. Il a reçu le prix international Hemigway 2015. Dans le registre des littératures de l'imaginaire, il a publié Petit traité de sorcellerie et d'écologie radicale de combat. Ainsi que Douleur fantôme. HISPANIOLA LITTERATURES collection L'Inimaginée

TOUTE PETITE FILLE DES DRAGONS


Ce que je peux dire, c’est qu’elle concentre d’une façon radicale tout ce que j’aime chez un être humain. Liste : elle adore la nourriture, faire la sieste, voir du pays. Elle frémit aux histoires de dragons. Tous les romans, les films de dragons : elle connaît par cœur. Avec une certitude scientifique, elle croit à des choses irrationnelles. Un beau jour, des archéologues découvriront les ossements d’un dragon. Quelque part sur une île perdue de l’archipel des Dahlak en mer Rouge, dans les solitudes glacées de la vallée des Dix Mille Fumées au sud-ouest de l'Alaska ou bien derrière le cabanon à outils du jardin des voisins. Elle est une dormeuse qui adore se lever tôt. On se promène des heures dans les forêts calmes, on adore entendre nos pas bruiter sur les feuilles d’automne, on croise parfois des chamois aux yeux d’une bouleversante intelligence. Elle aime le Mont-Saint-Michel, la pluie sur les volets, les midis d’été lorsque les cailloux cuisent sur le bord des routes, les agitées petites rivières de montagne pour la pêche à la mouche (son oncle lui a montré cet art magique), les maisons hantées (pour se serrer contre moi), le vin frais du mois d’août, l’huile d’olives sur une tartine de pain de campagne, les mandarines, les films de zombies, visiter de vieilles chapelles, les fresques médiévales, le jus de fruit du matin (goyave de préférence), ce genre de trucs. Elle a le culte du bien manger. S’asseoir dans un joli endroit, « étudier » la carte et écarquiller les yeux de plaisir lorsque les assiettes arrivent. Moi, j’aime surtout être à ses côtés.

Elle se demande ce que veulent au juste les gens. L’amour ? Peut-être. Plus sûrement la sécurité, l’absence de questions, une maison où rentrer déverser ses agacements de la journée dans des oreilles patientes. Elle dit que c’est surtout au cinéma ou dans les romans qu’il y de l’amour fou. Ailleurs, c’est plus rare. Elle pense que les gens rêvent constamment de vivre de telles choses mais qu’ils préfèrent, au fond, la sécurité, l’absence de questions, une maison où rentrer déverser ses agacements de la journée, etc. Parce que l’amour fou, en réalité, fait terriblement peur. On ne sait pas quoi faire avec. Elle dit que le mieux, c’est banalement de se contenter de vivre l’instant. Un instant pour toujours, un matin après l’autre. Car, d’après elle, les gens font des promesses lorsque c’est le moment, ne les tiennent pas lorsque c’est le moment, croient dur comme fer à telle idée lorsque c’est le moment, assurent l’exact contraire lorsque c’est le moment et ainsi de suite. A ses yeux, seule une honnête mousse au chocolat ne triche pas. Seul un verre de Bandol ou de Savagnin partagé avec des amis peut nous prouver que la vie sait faire des merveilles. Vivre quand c’est le moment, mourir quand c’est le moment. Lever son verre quand c’est le moment. Elle dit que dans ce monde effrayant, il reste des refuges : les bibliothèques et les librairies, les musées et les théâtres, les forêts, les vrais restaurants. Ceux où l’on prépare vraiment les plats (pas ceux où l’on réchauffe des plats industriels à moitié tout prêts). Ceux où l’on se parle devant un poisson grillé au poivron doux d'Algérie suivi d’une honorable part de tarte aux kiwis ou aux prunes sur un lit de poudre d’amande. Elle n’aime pas les gens qui défendent diaboliquement leurs privilèges en prétendant d’un air convaincu que c’est pour le bien des autres. Elle ne vote pas, du coup. Elle pique des colères contre ceci ou cela, n’a aucune solution de rechange pour tel ou tel problème (c’est ce qu’on lui reproche) et se

verrait bien ailleurs, vivre autrement, mais sans savoir où ni comment. En fait, elle se sent impuissante. Je la soupçonne d’être une idéaliste un peu paumée. Je la console de mon mieux. Je suis toujours là au bon moment. Je vois bien qu’elle doute de la réalité de la réalité. Et estime la plupart des idées et intuitions aussi tangibles que le réel. Il ne faut pas que j’oublie de préciser qu’elle est astrophysicienne. Et qu’on lui doit l’invention d’un langage pour communiquer avec les possibles aliens. Une trentaine de personnes l’utilisent sur terre, ce dialecte. Surtout ses amis pour parler du menu du prochain samedi soir. Elle répète souvent que certains scientifiques estiment qu’une longue recherche spectrale d’un signal faible de fréquence inconnue est difficile. Mais qu’il existe, dans les régions stellaires les plus favorisées par la radio-émission, une étonnante fréquence type unique et objective qui doit être connue de tout observateur de l’univers : c’est la raie saillante de radio-émission à 1420 ou 1960 Mc. /sec de l’hydrogène neutre. Hochant la tête, je suis d’accord, je ne la contrarie pas. Il paraît qu’un chercheur en sciences planétaires à l'Institut Max-Planck à Göttingen (Allemagne) a reçu ces temps derniers un message en provenance d’une planète localisée dans la zone de l’étoile Aldhibah – ou Nodus Primus (ζ Dra) c’est la même – depuis la constellation du Dragon. Cette étoile Aldhibah de magnitude apparente 3,17 correspond à un éclat cinq-cents fois supérieur à celui du Soleil. Distance : trois cents années-lumière.

Voici le message in extenso publié par la presse mondiale : **ù. La grande nouvelle, c’est que le fameux code inventé par ma chère astrophysicienne a été utilisé par les créatures aliens pour nous contacter. Incroyable. Sensationnel. Les experts en ont un peu bavé pour traduire le délicat passage à cause de l’emploi perturbant, dans cette partie du message, de ce qui semblait être un plus-que-parfait à la construction inhabituelle. Les auxiliaires être ou avoir à l'imparfait de l'indicatif auquel on ajoute d’ordinaire le participe passé du verbe à conjuguer semblaient, ici, non pas renvoyer à une action qui avait classiquement eu lieu précédemment – avant le moment du passé que l’on raconte – mais, pour ainsi dire, paraissaient témoigner d’un passé situé dans le… futur proche. Un passé par le fait prévu, matérialisé puis évanoui dans une sorte de collision passé-futur que l’on serait tenté de nommer, plus ou moins rationnellement, leprésent hypothétique ou plus exactementdivinatoire. Nous avons plongé là en plein système temporel extra-terrestre. J’en étais tout abasourdi. Grâce à certains logiciels érudits et à son ouverture d’esprit, notre conceptrice du langage intercivilisationnel a pu établir que les aliens utilisent un genre de passéconstaté comme en langue turque, c’est ce qui s’en approcherait le plus. En turc, le point de vue est plus ou moins « intensifié » lorsqu’on rapporte un fait passé. On utilise un temps différent selon que l’on aura physiquement assisté à ce fait ou si quelqu’un nous l’a rapporté. En quelque sorte, le temps passé qu’on utilise va révéler le degré de véracité (ou en tout cas de croyance que le locuteur en a) de l’événement qu’il rapporte. Pour ceux qui ont du mal à suivre (moi le premier, au début) : comme son nom l’indique, le passé constaté est utilisé pour rapporter un fait dont on a été le témoin oculaire, dont on ne remet pas en cause l’existence. On a vu quelque chose de ses yeux vus. Dans , on remarque cette façon de raconter les choses. Les aliens ont donc l’air d’annoncer qu’un temps viendraoù l’on aura vu des dragons coloniser la terre. Des dragons.

Et que l’époque qui suivra sera celle où le passé ne pourra qu’être considéré comme une forme de présent car il évoquera des impressions, sentiments et visions déjà survenus mais indépassables dans l’instant suivant (le présent) tant ils choqueront les humains. Comme un arrêt sur image. Relire trois ou quatre fois et lentement la phrase qui précède si besoin. Charabia, j’ai pensé. C’est quoi ce bla bla ? ! a-t-elle répondu en riant. Les dragons existent d’après les aliens. Rien de compliqué : nous sommes à l’aube d’une ère nouvelle où la...