: Evelyne Duret
: Jean Mistral dit le Fou et la maison du docteur Guiaud
: Books on Demand
: 9782322430154
: 1
: CHF 3.60
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: Allgemeines, Lexika
: French
: 124
: Wasserzeichen
: PC/MAC/eReader/Tablet
: ePUB
L'histoire de la maison Guiaud, asile privé marseillais pour malades mentaux, coïncide à peu de choses près avec la première moitié du XIXe siècle, époque où la psychiatrie en était à ses balbutiements. Après des débuts rocambolesques dans le centre de Marseille et plusieurs déménagements, elle s'installa sous la houlette d'un médecin philanthrope, le docteur Jacques Guiaud, dans une ancienne bastide dominant la mer, sur le pittoresque chemin du Roucas-Blanc. L'ouvrage raconte les péripéties de cette histoire et décrit les conditions de vie des pensionnaires de la maison dont les existences, pour la plupart obscures, furent marquées par la souffrance, la tristesse et l'ennui. Le plus connu d'entre eux, fils d'un riche négociant de Saint-Rémy-de-Provence, s'appelait Jean Mistral. De dépression en manie et de manie en démence, il passa la plus grande partie de sa vie dans un asile d'aliénés. Interné en 1838 sur la volonté de son père, il fut au centre d'une affaire qui passionna l'opinion publique et la presse. Était-il réellement fou au moment de son admission à la maison Guiaud ? La question était encore débattue trente ans après la fermeture de l'asile au sein des tribunaux de Tarascon et d'Aix aussi bien qu'à la Chambre des députés et au ministère de l'Intérieur.

Evelyne Duret est conservatrice honoraire du patrimoine. Elle a participé à la vie du musée d'histoire de Marseille, du Musée camarguais, près d'Arles, puis dirigé le musée des Alpilles à Saint-Rémy-de-Provence. Elle a récemment publié aux Presses universitaires de Provence"Un asile en Provence, la maison Saint-Paul à Saint-Rémy", ouvrage consacré à l'histoire de l'asile où Vincent van Gogh vécut une année.

ÉVASIONS ET PÉRÉGRINATIONS


Les moyens de lutte contre les troubles mentaux ont longtemps consisté en saignées, en purgations et en douches et bains chauds ou froids complétés par des remèdes naturels, sédatifs ou stimulants, tels que la valériane ou le quinquina. Les guérisons étaient rares et remarquées. Selon l’inspecteur des aliénés des Bouches-du-Rhône Antoine-Marius Sauze, c’est l’une d’elles qui détermina la spécialisation d’Étienne Guiaud dans le traitement de la folie et la fondation à Marseille de sa maison de santé. Nommé en 1842, Sauze introduit le premier rapport qu’il lui consacre par le récit de sa création :

Un hasard donna naissance à cet établissement. C’était en 1804 ; Mr Guiaud père exerçait en modeste praticien dans l’intérieur de la ville ; un de ses clients, riche négociant de Marseille, renommé pour sa parcimonie, vint, les larmes aux yeux, le conjurer de se charger de son fils unique qu’un accès de manie tourmentait ; il n’y avait point de sacrifice qu’il ne fût disposé à faire pour rémunérer un tel service. Mr Guiaud accepta ; le sujet était jeune, la maladie aiguë ; au bout de quelques mois, le jeune homme était rendu à sa famille. La cure fit grand bruit et Mr Guiaud, ainsi désigné à la confiance publique, se consacra dès lors exclusivement au traitement des maladies mentales3.

Lorsque Sauze rédige ces lignes, Étienne Guiaud est mort depuis longtemps. Son fils, Jacques, qui dirige alors la maison, est probablement l’auteur de ces informations. Non loin de là, à Saint-Rémy, une autre maison de santé pour aliénés, celle du pharmacien Joseph-Antoine Bernard, aurait eu de la même façon pour origine une guérison quasi miraculeuse : celle de la femme « d’un malheureux cultivateur surchargé d’enfants et de misère » dont la maladie ne laissait aux médecins aucun espoir d’amélioration et qui, grâce aux bons soins de Bernard, retrouva en un mois la santé et sa famille4. Bernard raconte cet épisode réel, enjolivé ou imaginaire dans l’une des notices jointes à l’appui de sa demande de Légion d’honneur.

De son côté, le préfet Christophe de Villeneuve-Bargemont, dans laStatistique du département des Bouches-du-Rhône, situe la création de la maison Guiaud deux ans avant la date proposée par Sauze, en 18025. Il est possible que l’établissement, d’abord ouvert aux malades physiques, se soit spécialisé dans un second temps dans le traitement des fous.

Quelques années plus tard, en 1808, il apparait dans les archives. Étienne-Félix Guiaud6 a alors 57 ou 58 ans. Né dans le Var, à la Roque-Esclapon, il a les mêmes prénom et profession, chirurgien, que son père7. La maison est installée depuis à peu près un an en ville, au 29 de la rue des Petits-Pères8. C’est cet environnement urbain et les problèmes de voisinage qui en découlent qui lui valent d’entrer dans l’histoire. Ses pensionnaires sont peu nombreux, une dizaine tout au plus,9 mais remuants et entre 1808 et 1810 les habitants du quartier, excédés par leurs fréquentes évasions, adressent au maire de Marseille quatre pétitions. Ils réclament qu’Étienne Guiaud réalise les aménagements nécessaires pour empêcher toute communication entre son jardin et les leurs ou bien qu’il quitte les lieux et s’installe hors de l’agglomération. Deux des propriétaires des maisons de la rue des Petits-Pères, la veuve Chabert et un nommé Ferrandy, décrivent le 22 septembre 1808 une série de ces incidents et, pour convaincre l’autorité municipale de la gravité de la situation, ils ne lésinent pas sur les détails.

Il y a environ un an que plusieurs individus en démence s’échappèrent en différentes fois de la maison du sr Guiaud et mirent l’épouvante dans tout le quartier.

Peu de temps après un homme en furie s’évada encore du jardin dudit Guiaud par le passage de celui de Mr Jaubert et jeta également l’épouvante.

Dans la même semaine une femme s’échappa de nouveau dudit jardin, descendit dans celui de Madame la veuve Chabert, s’introduisit dans sa maison et pénétra dans l’appartement de Madame de Gaudemar, locataire, qui s’effraya tellement qu’elle en fut malade plusieurs mois ; de là elle fut se réfugier chez Madame [nom illisible], voisine de ladite maison, qui allaitait un enfant, lequel mourut peu de temps après des suites de l’effroi que cette dame s’était donné.

Quelques jours avant celui où nous avons présenté notre pétition une femme descendit dans le jardin du sieur Ferrandy et répandit l’effroi parmi tous les locataires. Une autre femme sortit du jardin dudit Guiaud, traversa la rue et se réfugia chez Mr Duserre, où l’on fut obligé de monter par les fenêtres pour la faire sortir, la femme du Sieur Duserre s’en effraya tellement qu’elle en fut malade pendant deux mois.

À la même époque une autre femme sauta dans le jardin de Mr Ferry, maître de pension, se fracassa la tête et le corps.

Le 13 août dernier une autre femme s’échappa et fut arrêtée dans la rue.

Le 15 du même mois une autre femme en fit autant et fut arrêtée dans la rue Martinet où elle fit un esclandre terrible.

Le 15 septembre courant une autre femme franchit la haie du jardin du S. Guiaud, descendit sur le poulailler de la maison de S. Ferrandy et sauta de là dans le jardin de la veuve Chabert, et vint ensuite dans sa maison où elle porta l’épouvante10.

Deux ans plus tard, le calme n’est toujours pas revenu. Les mêmes scènes se reproduisent et les gardiens de l’asile sont régulièrement amenés à chercher et à récupérer dans les maisons voisines des insensés parfois violents et difficiles à maîtriser11.

Si du jardin d’Étienne Guiaud les fous tombent avec une telle facilité, c’est que la disposition des lieux est particulière. Un escalier qui prend son départ au no 29 de la rue des Petits-Pères conduit à la maison de santé située sur une élévation, en retrait de la rue. Le jardin où se promènent les malades surplombe ceux des voisins et n’en est séparé que par un parapet et une haie d’arbustes de peu de hauteur. La vue plongeante dont jouissent les aliénés excitant leur curiosité et leur légitime désir de liberté, ils franchissent sans difficulté les limites toutes symboliques de l’endroit, se laissent glisser ou sautent. Ce d’autant plus volontiers, selon les pétitionnaires, que, « privés de l’usage de leur raison [les fous] ne connaissent aucun danger12 ». Dès les premières plaintes des habitants, Étienne Guiaud a bien fait placer des barreaux de fer aux fenêtres des malades furieux et entourer d’une haute muraille la terrasse de la maison13. Mais aucune clôture efficace n’est venue border le jardin lui-même et les escapades se sont poursuivies, semant la terreur en contrebas. Le désagrément causé par les incursions des aliénés se mêle à la gêne « d’avoir sans cesse sous les yeux le spectacle effrayant de tant d’infortunés livrés à tout ce que la folie offre de plus hideux, et à [celle] d’entendre les imprécations et les obscénités qu’ils vomissent chaque jour14 ». Des habitants quittent le quartier, d’autres refusent de s’y installer. Des locataires menacent de rompre leur bail et réclament à leurs propriétaires des dommages et intérêts.

Sommé à plusieurs reprises par le maire de rendre sa maison parfaitement close ou bien de déménager, contrôlé par les agents municipaux et par le commissaire de police du secteur, Étienne Guiaud se résout finalement à conduire ailleurs ses malades et s’engage en janvier 1811 à se pourvoir d’un autre local d’ici la prochaine fête de Pâques15. Le 22 août suivant, il a tenu promesse : le commissaire Gibert signale ce jour-là l’internement d’un dentiste nommé Franquely « chez le sieur Guiaud, à la Capelette », quartier rural situé au sud-est de Marseille16.

Nous...