: Bernard Muller
: Jean Antoine Prosper ALFARIC Un homme de conviction
: Books on Demand
: 9782322265220
: 1
: CHF 3.00
:
: Romanhafte Biographien
: French
: 80
: Wasserzeichen
: PC/MAC/eReader/Tablet
: ePUB
Hormis son ouvrage autobiographique De la foi à la raison, paru en 1955, l'année de sa mort, la vie de Jean Antoine Prosper Alfaric n'a pas fait l'objet d'une attention particulière. Si dans son livre, il expose longuement les motifs qui l'amenèrent à défroquer en avril 1910, il faut bien reconnaître qu'il est resté d'une grande discrétion sur les conditions exactes de son départ de la cléricature. A ce sujet, la correspondance entre l'évêque de Rodez et l'archevêque d'Albi délivre de précieuses indications. De plus, le prélat albigeois, dans ses notes et souvenirs rédigés en 1915, exprime son opinion vis-à-vis d'Alfaric, tout en lui conservant une grande estime. Alfaric possédait le goût et les aptitudes de la recherche universitaire, mais aucune disposition pour entendre les propos de confessionnal ou pour réciter de pieuses formules latines. En somme, son recrutement clérical est une erreur manifeste d'appréciation de sa personnalité et de son talent intellectuel. Une autre source a été exploitée. Il s'agit de la correspondance entre Alfaric et Combes de Patris, tous deux membres de la Société des lettres, sciences et arts de l'Aveyron, dont les lettres apportent leur lot de précisions inédites. Rares étaient les personnes qui connaissaient exactement sa situation familiale, et plus rares encore ceux qui savaient que deux de ses trois enfants étaient baptisés, alors qu'il était le chantre du rationalisme et le défenseur de la thèse mythologique de Jésus.

Durant le dernier quart du XIXe siècle finissant, les conditions de vie au sein du monde rural étaient aux antipodes de ce qu’elles sont aujourd’hui. Les labeurs se succédaient sans cesse au cours de la journée, pour reprendre le lendemain, et ainsi de suite. La pauvreté était la norme et les familles chargées d’une multitude d’enfants dont beaucoup, quelques décennies plus tard, cherchèrent un abri dérisoire dans une quelconque tranchée.

Les malades, les handicapés, les vieillards n’avaient que des soins rudimentaires, et cette énumération peut être continuée sans limite. La vie était sans éclat et empreinte d’une rudesse avérée.

Dans ce monde de naguère, l’Église avait mis en place son organisation charitable, mais avant tout son agencement cultuel rythmant la vie de la population. Ainsi, les messes, les fêtes, les processions étaient fréquentes, de sorte que les habitants étaient assommés de prières et de sermons.

Selon Taine, c’est dans cette campagne où « dans ces bas-fonds, la lumière et le bruit du siècle ne pénètrent pas ; on ne lit point le journal, même d’un sou ; les vocations peuvent s’y former, s’y consolider en cristaux intacts et rigides, tout d’une pièce1 » que le recrutement s’opérait le plus aisément.

Pour un fils d’agriculteur, l’accession aux ordres ecclésiastiques était le gage d’une promotion sociale, d’une garantie de revenus, ou, à tout le moins, d’une vie plus aisée comparée à celle d’un modeste ouvrier d’alors2. En revanche, les enfants de la bourgeoisie, comme ceux de l’aristocratie, avaient délaissé la soutane3, ou la bure, au profit du costume trois pièces en usage dans le monde des affaires ; ce monde nouveau était celui de l’avenir, tandis que le monde ecclésiastique devenait celui du passé, sans que cela fût, pour certains, perceptible à la fin du XIXe siècle4.

DE LIVINHAC-LE-HAUT À ALBI

Livinhac-le-Haut

Ce qui vient d’être succinctement décrit, en guise d’introduction, correspond exactement au contexte de la première partie de la vie de Jean Antoine Prosper Alfaric dont la famille est enracinée, comme un pied de vigne, au plus profond de la terre du village aveyronnais de Livinhac-le-Haut.

Pierre Jean Alfaric y est né le 13 juin 18515, et le 22 septembre 18756, il épouse Joséphine Couderc, née le 23 juin 18577. De cette union, sont nés neuf enfants :

le 21 mai 1876, Jean Antoine Prosper8, ci-après Prosper9 ; le 5 janvier 1878, Marie Julie Servie10 qui décède le 6 juillet 188311; le 18 décembre 187912, Octavie Carroline (sic) qui décède le 25 décembre 187913 ;

le 7 octobre 1882, Christine Nélie14 ;

le 17 février 1885, Achille Firmin qui décède le 16 avril 1956 à Naucelle15 ;

le 20 février 1887, Julienne qui décède le 8 janvier 1954 à Viviez16 ;

le 25 avril 1889, Gabrielle qui décède le 29 avril 1965 à Decazeville17 ;

le 19 juin 189118, Victor Germain qui décède le 19 décembre 1959 à Clermont-Ferrand19 ;

le 18 janvier 1893, Maria Julie qui décède le 24 janvier 1983 à Decazeville20. Le père travaille la vigne – et des champs – frappée par la maladie du phylloxera. Désireux de ne pas abandonner le vignoble, Pierre replante des ceps et pour cela, il contracte un emprunt. Malgré ses efforts, les conditions financières se dégradent, ce qui l’oblige à travailler à la mine de la Découverte. Autant l’écrire de suite, puisque le lecteur l’a bien compris, la famille vivait piètrement.

Au domicile familial, la mère, ayant suivi les enseignements de la congrégation de la Sainte-Famille, s’adonnait aux prières quotidiennes avec les enfants. En dehors du foyer familial, Prosper avait droit à la messe en compagnie de ses parents.

À l’âge de six ans, il intègre l’école communale dont les enseignants sont des frères de la congrégation de Saint-Viateur, chargés de catéchiser les paroisses rurales. Ainsi, tout son environnement était celui de la dévotion jusqu’à plus soif. Dans cette atmosphère d’encens, d’eau bénite et de prières à tout-va, tout concourait à contingenter son horizon culturel dans les limites strictes d’un bréviaire.

Mais plus encore, ce qui marquait l’imaginaire de l’enfant, c’était le cérémonial des messes, des processions, l’enseignement du catéchisme, les vies saintes, etc. C’est comme cela que se tisse la notion de vocation religieuse, représentée par un intercesseur de Dieu : le curé qui est un personnage sacré, central dans la vie d’un village. Or, le curé Austruy – en poste de 1875 à 189721 – est un modèle pour Prosper.

Ayant remarquablement obtenu son certificat d’études en 1887, quel allait être son avenir ? Traditionnellement, il irait seconder son père dans ses activités, puis, lorsque celui-ci ne sera plus apte à travailler, il prendrait le relais le moment venu. Mais une telle hypothèse n’était pas celle souhaitée par le curé du village. Celui-ci connaissait parfaitement ses ouailles et, également, les conditions matérielles de chacune d’elles. Il savait que la famille vivait humblement.

Les Esséniens qui n’avaient pas de descendance prenaient les enfants des autres22. La secte catholique procédait de même, puisque les défections, comme les décès, sont comblées par de nouveaux arrivants. Donc, il existait un besoin évident de drainer des jeunes hommes vers les portes du petit séminaire.

Cette loi immuable était bien évidemment connue par le madré curé qui avait sa petite idée ; idée concoctée de concert avec le frère Molinié, enseignant à l’école de Livinhac-le-Haut.

L’argumentation développée est simple comme une image de la sainte Vierge : si Prosper devient prêtre sa vie matérielle est assurée ainsi que son statut social23. Le curé, lui, aura réalisé une partie de sa mission qui consiste à trouver un adolescent, ayant des capacités intellectuelles, suffisantes, pour des études religieuses. Ainsi, les effectifs cléricaux sont garantis. Quant à la famille, elle a une bouche de moins à nourrir. Et comme une bonne nouvelle n’arrive jamais seule, les études sont aux frais de la paroisse qui a pour cela une rente, éventuellement complétée par des fonds du séminaire24. Finalement, l’idée consistait à vendre, à ceux qui le voulaient bien, le paradis sur terre.

Après réflexion et en présence de telles conditions – comment s’opposer au curé Austruy ? – les parents donnèrent leur accord ; l’avis de Prosper importait peu. D’ailleurs, comme il l’écrit lui-même, il était de ceux « qui cherchent leur voie et qui, pour la plupart, suivront jusqu’au bout celle qu’on saura leur faire prendre25 ».

Le curé croyait avoir réalisé un enrôlement sans complication, sans s’imaginer le moins du monde qu’il venait, à l’instar d’Epéios, l’ingénieux constructeur du cheval de Troie, de réaliser une réplique du célèbre ouvrage, dans lequel il avait douillettement installé le jeune Prosper.

Si l’ecclésiastique supposait avoir trouvé une personne dévouée, docile, à l’échine souple et sachant prendre le vent au bon moment, pour être du bon côté du manche en temps utile, il était loin de s’imaginer qu’il s’était sérieusement fourvoyé ; Prosper n’était pas fait dans du bois dont on fait les flûtes. Pourtant, en 1888, le proverbe, « c’est Gros-Jean qui remontre à son curé26 », n’est pas d’actualité, mais le sera bien des années plus tard. En outre, Austruy avait clairement sous-estimé le talent, les capacités intellectuelles du futur prêtre. Et ces deux aspects combinés entre eux, ne font pas bon...