: Simone Weil
: Réflexions sur les causes de la liberté et de l'oppression sociale Un essai considéré par Simone Weil comme son oeuvre principale.
: Books on Demand
: 9782322247011
: 1
: CHF 5.60
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: Philosophie
: French
: 80
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Les Réflexions sur les causes de la liberté et de l'oppression sociale est un texte qui fut toujours considéré par Simone Weil comme son oeuvre principale. Le philosophe Alain écrivit de cet ouvrage qu'il faisait partie de ces rares travaux qui ouvrent « l'avenir prochain » et préparent la « Révolution véritable ». Écrit en 1934, cet essai se veut une réflexion dont la criante actualité surprend encore, dans un contexte où la vigilance quant à la défense des libertés individuelles et collectives face aux moyens d'oppression et de contrôle n'a jamais été aussi nécessaire. Un essai incontournable.

Simone Adolphine Weil est une philosophe humaniste, née à Paris le 3 février 1909 et morte à Ashford (Angleterre) le 24 août 1943.

CRITIQUE DU MARXISME


Jusqu'à ces temps-ci, tous ceux qui ont éprouvé le besoin d'étayer leurs sentiments révolutionnaires par des conceptions précises ont trouvé ou cru trouver ces conceptions dans Marx. Il est entendu une fois pour toutes que Marx, grâce à sa théorie générale de l'histoire et à son analyse de la société bourgeoise, a démontré la nécessité inéluctable d'un bouleversement proche où l'oppression que nous fait subir le régime capitaliste serait abolie ; et même, à force d'en être persuadé, on se dispense en général d'examiner de plus près la démonstration. Le « socialisme scientifique » est passé à l'état de dogme, exactement comme ont fait tous les résultats obtenus par la science moderne, résultats auxquels chacun pense qu'il a le devoir de croire, sans jamais songer à s'enquérir de la méthode. En ce qui concerne Marx, si l'on cherche à s'assimiler véritablement sa démonstration, on s'aperçoit aussitôt qu'elle comporte beaucoup plus de difficultés que les propagandistes du « socialisme scientifique » ne le laissent supposer.

À vrai dire, Marx rend admirablement compte du mécanisme de l'oppression capitaliste ; mais il en rend si bien compte qu'on a peine à se représenter comment ce mécanisme pourrait cesser de fonctionner. D'ordinaire, on ne retient de cette oppression que l'aspect économique, à savoir l'extorsion de la plus-value ; et si l'on s'en tient à ce point de vue, il est certes facile d'expliquer aux masses que cette extorsion est liée à la concurrence, elle-même liée à la propriété privée, et que le jour où la propriété deviendra collective tout ira bien. Cependant, même dans les limites de ce raisonnement simple en apparence, mille difficultés surgissent pour un examen attentif. Car Marx a bien montré que la véritable raison de l'exploitation des travailleurs, ce n'est pas le désir qu'auraient les capitalistes de jouir et de consommer, mais la nécessité d'agrandir l'entreprise le plus rapidement possible afin de la rendre plus puissante que ses concurrentes. Or ce n'est pas seulement l'entreprise, mais toute espèce de collectivité travailleuse, quelle qu'elle soit, qui a besoin de restreindre au maximum la consommation de ses membres pour consacrer le plus possible de temps à se forger des armes contre les collectivités rivales ; de sorte qu'aussi longtemps qu'il y aura, sur la surface du globe, une lutte pour la puissance, et aussi longtemps que le facteur décisif de la victoire sera la production industrielle, les ouvriers seront exploités. À vrai dire, Marx supposait précisément, sans le prouver d'ailleurs, que toute espèce de lutte pour la puissance disparaîtra le jour où le socialisme sera établi dans tous les pays industriels ; le seul malheur est que, comme Marx l'avait reconnu lui même, la révolution ne peut se faire partout à la fois ; et lorsqu'elle se fait dans un pays, elle ne supprime pas pour ce pays, mais accentue au contraire la nécessité d'exploiter et d'opprimer les masses travailleuses, de peur d'être plus faible que les autres nations. C'est ce dont l'histoire de la révolution russe constitue une illustration douloureuse.

Si l'on considère d'autres aspects de l'oppression capitaliste, il apparaît d'autres difficultés plus redoutables encore, ou, pour mieux dire, la même difficulté, éclairée d'un jour plus cru. La force que possède la bourgeoisie pour exploiter et opprimer les ouvriers réside dans les fondements mêmes de notre vie sociale, et ne peut être anéantie par aucune transformation politique et juridique. Cette force, c'est d'abord et essentiellement le régime même de la production moderne, à savoir la grande industrie. À ce sujet, les formules vigoureuses abondent, dans Marx, concernant l'asservissement du travail vivant au travail mort, « le renversement du rapport entre l'objet et le sujet », « la subordination du travailleur aux conditions matérielles du travail ». « Dans la fabrique », écrit-il dans leCapital, « il existe un mécanisme indépendant des travailleurs, et qui se les incorpore comme des rouages vivants... La séparation entre les forces spirituelles qui interviennent dans la production et le travail manuel, et la transformation des premières en puissance du capital sur le travail, trouvent leur achèvement dans la grande industrie fondée sur le machinisme. Le détail de la destinée individuelle du manœuvre sur machine disparaît comme un néant devant la science, les formidables forces naturelles et le travail collectif qui sont incorporés dans l'ensemble des machines et constituent avec elles la puissance du maître. » Ainsi la complète subordination de l'ouvrier à l'entreprise et à ceux qui la dirigent repose sur la structure de l'usine et non sur le régime de la propriété. De même « la séparation entre les forces spirituelles qui interviennent dans la production et le travail manuel », ou, selon une autre formule, « la dégradante division du travail en travail manuel et travail intellectuel » est la base même de notre culture, qui est une culture de spécialistes. La science est un monopole, non pas à cause d'une mauvaise organisation de l'instruction publique, mais par sa nature même ; les profanes n'ont accès qu'aux résultats, non aux méthodes, c'est-à-dire qu'ils ne peuvent que croire et non assimiler. Le « socialisme scientifique » lui-même est demeuré le monopole de quelques-uns, et les « intellectuels » ont malheureusement les mêmes privilèges dans le mouvement ouvrier que dans la société bourgeoise. Et il en est de même encore sur le plan politique. Marx avait clairement aperçu que l'oppression étatique repose sur l'existence d'appareils de gouvernement permanents et distincts de la population, à savoir les appareils bureaucratique, militaire et policier ; mais ces appareils permanents sont l'effet inévitable de la distinction radicale qui existe en fait entre les fonctions de direction et les fonctions d'exécution. Sur ce point encore, le mouvement ouvrier reproduit intégralement les vices de la société bourgeoise. Sur tous les plans, on se heurte au même obstacle. Toute notre civilisation est fondée sur la spécialisation, laquelle implique l'asservissement de ceux qui exécutent à ceux qui coordonnent ; et sur une telle base, on ne peut qu'organiser et perfectionner l'oppression, mais non pas l'alléger. Loin que la société capitaliste ait élaboré dans son sein les conditions matérielles d'un régime de liberté et d'égalité, l'instauration d'un tel régime suppose une transformation préalable de la production et de la culture.

Que Marx et ses disciples aient pu croire cependant à la possibilité d'une démocratie effective sur les bases de la civilisation actuelle, c'est ce qu'on peut comprendre seulement si lon fait entrer en ligne de compte leur théorie du développement des forces productives. On sait qu'aux yeux de Marx, ce développement constitue, en dernière analyse, le véritable moteur de l'histoire, et qu'il est à peu près illimité. Chaque régime social, chaque classe dominante a pour « tâche, », pour « mission historique », de porter les forces productives à un degré sans cesse plus élevé, jusqu'au jour où tout progrès ultérieur est arrêté par les cadres sociaux ; à ce moment les forces productives se révoltent, brisent ces cadres, et une classe nouvelle s'empare du pouvoir. Constater que le régime capitaliste, écrase des millions d'hommes, cela ne permet que de le condamner moralement ; ce qui constitue la condamnation historique du régime, c'est le fait qu'après avoir rendu possible le progrès de la production il y fait à présent obstacle. La tâche des révolutions consiste essentiellement dans l'émancipation non -pas des hommes mais des forces productives. À vrai dire il est clair que, dès que celles-ci ont atteint un développement suffisant pour que la production puisse s'accomplir au prix d'un faible effort, les deux tâches coïncident ; et Marx supposait que tel est le cas à notre époque. C'est cette supposition qui lui a permis d'établir un accord indispensable à sa tranquillité morale entre ses aspirations idéalistes et sa conception matérialiste de l'histoire. À ses yeux, la technique actuelle, une fois libérée des formes capitalistes de l'économie, peut donner aux hommes, dès maintenant, assez de loisir pour leur...