ETUDES MORALES
LE SALAIRE
ET
LE TRAVAIL DES FEMMES
II.
LES FEMMES DANS LES FILATURES.
Dans la fabrication des étoffes de soie, la manufacture est l’exception ; pour les autres matières textiles, le coton, la laine, le lin et le chanvre, elle est au contraire la règle. Il y a quelques années, nous avions très peu de tissages mécaniques et nous n’avions pour ainsi dire pas de filatures. Aujourd’hui la France a pris définitivement et glorieusement sa place parmi les pays de grande industrie, et il y a lieu de prévoir que, dans un temps peu éloigné, une activité nouvelle sera imprimée à la fabrication nationale. C’est là un grand fait économique, en même temps un grand fait moral, qui a changé la position des ouvriers vis-à-vis de l’état, les rapports des ouvriers avec leurs patrons, et surtout des divers membres de la famille de l’ouvrier entre eux. Une des principales conséquences de cette situation nouvelle a été la part considérable faite au travail des femmes dans les manufactures. Quand Colbert résolut de venir au secours de l’agriculture en lui fournissant, au moyen d’un travail supplémentaire, une véritable augmentation de revenus, il voulut du même coup réglementer l’industrie, réunir les travailleuses dans des ateliers : sa toute-puissance y échoua. Ce pays-ci, qui aime à être administré en tout et partout, fait cependant une exception pour les détails intimes de la vie ; il n’y veut point être gêné, il tient à se sentir indépendant entre quatre murailles. Ce qui avait été impossible à Colbert, même avec l'appui du grand roi, un monarque bien autrement puissant Pa réalisé. La vapeur, dès son apparition dans le monde de I'industrie, a brisé tous les rouets, toutes les quenouilles, et il a bien fallu que fileuses et tisseuses, privées de leur antique gagne-pain, s’en vinssent réclamer une place à l’ombre du haut-fourneau de l’usine. Les mères ont déserté le foyer et le berceau, les jeunes filles et les petits enfans eux-mêmes sont accourus offrir leurs bras débiles. Des villages entiers où naguère retentissaient le bruit du marteau, le ronflement des bobines, les cris joyeux de l’enfance, sont aujourd’hui déserts et silencieux, tandis que de vastes édifices de briques rouges, surmontés d’une immense cheminée au panache ondoyant, engloutissent dans leurs flancs, depuis l’aube du jour jusqu’à la tombée de la nuit, des milliers de créatures vivantes. Là tout ce qui constitue l’individu disparaît ; on oublie ses affaires, on fait trêve à ses inquiétudes : toutes les volontés se courbent devant cette trinité suprême, le règlement, le patron, le moteur. Chaque matin avant le lever du soleil, père, mère et enfans partent pour la fabrique ; la dispersion commence au seuil même de la maison. Il est déjà nuit quand ils rentrent au domicile commun, accablés par treize heures et demie de fatigue. Le salaire des enfans, quelque minime qu’il soit, leur donne une sorte d’indépendance dont ils sont très prompts à se prévaloir, et le père, absorbé par son travail, tenu loin d’eux dans une autre manufacture, ne peut ni les gouverner, ni les protéger. Ils ont, comme lui, leur atelier, leur patron, leurs compagnons et leur tâche. En signant le contrat d’apprentissage de ses enfans, le père a signé son abdication.
Le mal est si grand que certains esprits plus généreux que sensés, et pour ainsi dire à bout de ressources dans leurs tentatives de régénération morale, se sont mis à souhaiter ouvertement le retour aux anciennes méthodes, dans l’espoir de revenir aussi aux anciennes mœurs : transformation deux fois impossible. On ne recommencera pas la petite industrie on ne retrouvera pas l’ouvrier d’autrefois. C’est un monde détruit, une race perdue. Ni l’industrie, ni les mœurs ne peuvent reculer. L’isolement sera maintenu là où il subsiste, pour le tissage de la soie et pour lui seul, parce que dans cette fabrication exceptionnelle l’intérêt du commerce est d’accord avec les vœux des moralistes ; mais dès que le travail n’a plus besoin de l’application constante d’un artiste, dès que la consommation peut s’étendre dans une proportion indéfinie, l’industrie, forcée d’obéir à la loi du bon marché, est condamnée à n’employer le tissage à domicile que comme auxiliaire du tissage mécanique, à remplacer sans cesse les bras par des machines, à simplifier de plus en plus les machines pour diminuer le nombre des bras. On pouvait à la rigueur s’obstiner encore aux anciens procédés quand on travaillait à l’abri des lois prohibitives ; il était permis alors de tenter des essais, de réfléchir longuement avant d’adopter une machine nouvelle : à présent que le démon de la concurrence est absolument déchaîné et qu’il faut courir sans relâche, les chefs d’industrie ne doivent plus compter que sur la promptitude de leur décision et la sûreté de leur coup d’œil. Ils seraient perdus au moindre tâtonnement.
Et quand même on pourrait éteindre ces fournaises, arrêter ces chutes d’eau, disperser ces métiers, renvoyer tout ce peuple dans ses demeures, qu’y gagnerait-on ? La révolution est faite jusqu’au fond des âmes. Non-seulement nous n’avons plus que du travail de fabrique à offrir aux ouvriers, mais nous n’avons plus que des ouvriers de fabrique. Entre ce que les ouvriers étaient et ce qu’ils sont devenus, il y a la même différence qu’entre un conscrit de vingt ans et le soldat qui revient après sept ans de service reprendre l’habit et les occupations du paysan sans en reprendre jamais l’esprit. Quand on explique aux ouvriers de Lyon qu’ils pourraient gagner le même salaire et vivre à moins de frais en transportant leurs métiers dans la banlieue, ils se montrent aussi étonnés ou pour mieux dire aussi indignés que si on leur parlait d’aller en exil. On a constaté à Lille des faits peut-être plus significatifs : les ouvriers lillois refusent d’aller à Roubaix, où le travail est mieux payé et la vie moins chère, parce que Lille est la capitale, et qu’il leur faut désormais des estaminets, des théâtres, des bals publics. On réussirait bien moins encore à les ramener à l’état de campagnards, à leur mettre le manche de la charme dans la main. Pour se plaire à la vie des champs, quand on n’a pas une âme d’élite, il faut ne l’avoir jamais quittée. Envisageons donc en face le nouvel état social que la vapeur nous a fait. La vapeur ne reculera pas ; c’est à nous de chercher avec elle des accommodemens, et de restaurer ce que nous pourrons de la vie de famille à l’ombre de la fabrique.
Ce n’est pas seulement parmi les populations de nos manufactures que les liens de la famille sont relâchés : il importe grandement de ne pas l’oublier, si l’on veut être juste ; mais tandis que le relâchement vient ailleurs de la faute des hommes, il découle ici de la situation exceptionnelle que les manufactures font aux ouvriers, et principalement aux femmes. Quand les conditions matérielles du travail séparent forcément tous les membres de la famille pendant la journée, et quand le domicile où ils se rencontrent quelques heures pour prendre un peu de repos est malpropre, insuffisant, presque inhabitable, il faut une grande vertu pour résister à ces deux causes de trouble intérieur. Les désordres produits par cette situation anomale des femmes doivent être constatés avec une sympathie profonde pour ceux qui en souffrent et un désir ardent d’y porter remède. C’est en même temps le plus grand malheur des ouvriers et la cause de tous leurs autres malheurs. En énumérant les principales professions de la filature, nous verrons quelques occasions de danger, quelques états insalubres ou fatigans à l’excès ; mais nous pouvons dire à l’avance que le mal n’est pas dans la manufacture elle-même ; il est à côté. Les professions insalubres sont en petit nombre, et n’occupent qu’un personnel restreint ; les dangers que présente le voisinage des machines peuvent être évités par des précautions très simples et très connues. On peut dire que la manufacture, sous la main d’un patron honnête homme, est bienfaisante pour...