INTRODUCTION
Après le dernier numéro imprimé en rouge de la Neue Rheinische Zeitung, le 19 mai 1849, Friedrich Engels se joignit aux troupes badoises engagées dans la lutte pour la Constitution du Reich, montrant ainsi que les rédacteurs du journal n'hésitaient pas à prendre les armes pour défendre les idées qu'ils avaient soutenues dans leurs articles. Ce fut une campagne assez brève, au cours de laquelle les insurgés se défendirent vaillamment contre les troupes supérieures en nombre du prince Guillaume de Prusse, mais durent finalement passer en territoire suisse le 12 juillet. Engels se retrouvait dans la situation de combattant interné en pays neutre, coupé des anciens collaborateurs du journal, et notamment de Marx.
Celui-ci séjournait à Paris où il avait été délégué comme plénipotentiaire du gouvernement révolutionnaire du Palatinat et vivait les derniers soubresauts parisiens de la Révolution de 1848. Mais dès la fin d'août il venait s'installer à Londres pour échapper à la résidence forcée dans le Morbihan, réputé alors comme un foyer de fièvres malignes. L'exil commençait pour lui, qui allait durer jusqu'à la fin dé sa vie.
C'est en novembre 1849 seulement que Marx et Engels se trouvèrent à nouveau réunis dans la capitale anglaise. La lutte n'était nullement terminée pour eux. Ils estimaient que le mouvement révolutionnaire pouvait reprendre et qu'il fallait être prêt à toute éventualité. Il convenait donc de continuer le travail d'éclaircissement théorique par une publication périodique et de réorganiser la Ligue des Communistes. La Neue Rheinische Zeitung. Politisch-ökonomische Revue paraîtra dès mars 1850 et se maintiendra jusqu'en novembre, succombant aux difficultés d'édition. À cette date d'ailleurs, Marx et Engels avaient conclu de l'analyse de la situation que les chances de reprise du mouvement révolutionnaire étaient subordonnées à l'éclatement d'une nouvelle crise économique.
C'est dans le numéro 5/6 de la revue qui sort à Hambourg le 29 novembre 1850 que paraît l'ouvrage d'Engels devenu aujourd'hui classique : La Guerre des paysans en Allemagne. Les quelques numéros qui avaient pu paraître apportaient aussi deux contributions éminentes à l'illustration du matérialisme historique, tel que l'avait défini le Manifeste en 1848. En effet, Marx y avait publié la série d'articles connus aujourd'hui sous le nom de Les Luttes des classes en France et qui constitue la meilleure analyse du déroulement de la Révolution de 1848 en France.
Nous sommes peu renseignés sur la genèse de La Guerre des paysans. Comme toujours pour les périodes où Marx et Engels résidaient dans la même ville cette source inappréciable que constitue leur correspondance fait défaut. C'est très probablement au cours des discussions qu'eurent les deux amis que s'élabora cette étude. Il ne peut donc être question d'un début de rédaction avant qu'Engels ait retrouvé Marx à Londres vers le 10 novembre 1849. Et encore il est probable que la multitude des tâches auxquelles ils durent faire face ne leur laissait pas grands loisirs. Il importait en effet de renouer des contacts avec les membres de la Ligue des Communistes qui avaient réussi à quitter l'Allemagne, d'organiser les secours pour les réfugiés politiques, d'assurer les liaisons avec les Chartistes anglais et les exilés français. Dans la perspective qu'ils avaient encore d'une reprise du mouvement révolutionnaire, les tâches d'organisation primaient sur toutes les autres.
Au cours du long voyage qu'il avait fait pour rejoindre Londres, Engels avait déjà élaboré une première contribution à la future revue. C'est en effet à cette date qu'il rédige cette Campagne pour la Constitution du Reich où il relate les épisodes souvent héroï-comiques de la guerre des insurgés dans le Palatinat et dans le Bade. Sa préoccupation essentielle est, à ce moment-là, plutôt de montrer les défauts des petits bourgeois démocrates et leur impuissance, que de ranimer la foi des communistes en une issue révolutionnaire. Il semble d'ailleurs qu'il ne termine la rédaction de ce reportage politique qu'en février 1850. C'est donc entre le début de 1850 et la fin de l'été que se situent la genèse et la mise au point de La Guerre des paysans.
Les dernières lignes de l'ouvrage où s'exprime la foi d'Engels en une issue positive du mouvement européen de 1848 montrent qu'elles sont écrites avant que Marx et lui soient arrivés à la conclusion qu'ils formulent dans la « Revue, mai à octobre 1850 ». Ils rédigent cette revue des événements fin octobre et, si La Guerre des paysans était postérieure, elle serait en contradiction avec cette appréciation politique. Engels aurait en tout cas été moins affirmatif et n'aurait pas visé à confirmer chez ses lecteurs cette foi en l'issue victorieuse du mouvement de 1848.
L'expérience révolutionnaire que l'Allemagne vient de vivre et les insurrections paysannes de 1525 sont donc étroitement liées dans l'esprit d'Engels lorsqu'il écrit son livre. Dès leur arrivée en Allemagne au printemps 1848, Marx et Engels avaient compris que l'heure n'était pas venue pour le prolétariat de prendre le pouvoir dans un pays aux structures sociales encore féodales et que la tâche du mouvement de 1848 était de renverser le féodalisme et d'assurer la victoire de la bourgeoisie. Ils avaient apporté tout le poids de la classe ouvrière pour appuyer l'aile démocratique de la bourgeoisie dont la tâche historique immédiate était de balayer les restes du régime aristocratique et monarchique et d'instaurer sa domination politique. C'est dans les conditions créées par le régime bourgeois que le prolétariat pouvait gagner sa propre émancipation, et il fallait créer d'abord ces conditions.
L'analogie avec les événements de 1525 s'imposait alors. La guerre des paysans avait été une première tentative pour mettre fin au régime féodal et elle avait échoué en raison des hésitations et même parfois des trahisons de la bourgeoisie des villes. La même parcellisation qu'en 1848 avait empêché au début du XVIe siècle la classe montante de trouver son unité et de remporter la victoire avec l'appui des paysans insurgés. Les défauts et les erreurs qui avaient conduit à l'écrasement des insurrections paysannes s'étaient retrouvés en 1848 et avaient conduit au même renoncement de la bourgeoisie. L'analyse d'Engels est tout entière dominée par ces ressemblances. Mais comme sa méthode est celle du Manifeste, comme il aborde les problèmes de la Réforme pour y déceler les effets de la lutte des classes, il va donner de ces événements une explication nouvelle : malgré son travestissement religieux, la guerre des paysans est la première expression historique de la lutte de la bourgeoisie pour s'emparer du pouvoir. Si au XIXe siècle l'évolution historique des Allemands apparaît comme en retard sur celle des autres peuples d'Europe, ils ont été au XVIe siècle les précurseurs des révolutions anglaises et françaises qui ont donné le pouvoir à la bourgeoisie.
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C'est dans la période correspondant à la montée économique de la classe bourgeoise en Allemagne, dans les années qui préparent la révolution de 1848, que renaît l'intérêt pour la guerre des paysans. En 1842, l'historien qui sera plus tard le représentant de l'idéologie des hobereaux, Leopold von Ranke, publie son Histoire de l'Allemagne à l'époque de la Réforme. S'il pose le problème de l'unité nationale, son appréciation de la guerre des paysans est négative. Elle ne lui apparaît pas comme une nécessité, mais plutôt comme l'irruption des forces destructives de la société. Sans nier le rôle de la personnalité de Thomas Münzer, il reste prisonnier de l'idéologie luthérienne dominante : ses prédications mettent en mouvement les éléments destructeurs dont ne peut venir aucun progrès. L'aile radicale qui suit Münzer lui apparaît comme le rassemblement des forces négatives. Le progrès ne peut résulter que de l'ordre soutenu par la hiérarchie et le pouvoir.
Par rapport à celle de Ranke, l'étude de Wilhelm Zimmermann Histoire générale de la grande guerre des paysans parue entre 1841 et 1842 est animée d'un tout autre esprit. Zimmermann était un bourgeois démocrate qui...