: Clément Grimbert
: Le regard de Maupassant et autres récits
: Books on Demand
: 9782322563388
: 1
: CHF 5.30
:
: Fantastische Literatur
: French
: 182
: Wasserzeichen
: PC/MAC/eReader/Tablet
: ePUB
Ce recueil constitue un hommage aux plus grands auteurs de l'imaginaire fantastique et de science-fiction, d'hier et d'aujourd'hui : Stephen King, H. P. Lovecraft, Edgar Poe, Guy de Maupassant, René Barjavel. Dans ces neuf nouvelles, l'extraordinaire se cache partout, derrière un arbre, derrière une cabane, dans le ciel, dans le passé...

Clément Grimbert est un auteur normand de roman et de nouvelles. Attiré par le genre du fantastique et de l'imaginaire en général, il publie sa première nouvelle en 2017, son premier roman en 2020 et une première version du Regard de Maupassant en 2022. Cette version 2023 se présente comme plus personnelle et contient une nouvelle supplémentaire.

LE REGARD
DE MAUPASSANT


De nos jours, il est devenu courant d’offrir, pour Noël ou un anniversaire, une boîte cadeau permettant de passer un séjour gratuit à l’intérieur comme à l’extérieur des frontières de notre vieux pays de France. Ces boîtes nous permettent de découvrir ou redécouvrir des destinations allant du simple camping situé à seulement dix kilomètres de chez nous, jusqu’au plus majestueux château dont nous ne commencerons à apercevoir le haut des tours qu’après avoir roulé de longues heures, sur route comme sur rails.

Baptiste et Sarah, originaires de Nouvelle-Aquitaine, se sont fait offrir une de ces boîtes. Mais ce n’est pas à destination d’un château ou d’un hôtel cinq étoiles qu’ils se sont vus emprunter l’autoroute A10 un vendredi midi en direction de la Normandie. Le jeune couple avait plutôt opté – au terme d’un débat des plus animés – pour un manoir à la campagne, situé tout au nord de l’Orne, à la frontière du Calvados et non loin de la ville de Vimoutiers. Le Manoir Leroy, du nom de son fondateur du XIXe siècle, offrait un cadre et des activités que ni l’un ni l’autre n’avaient eu l’occasion de découvrir, eux qui habitaient la banlieue de Bordeaux, et dont les ressources ne leur permettaient pas vraiment de partir en vacances.

Lorsqu’ils se garèrent enfin dans la propriété – cinq heures et demie plus tard – le dépaysement qu’ils ressentaient depuis qu’ils avaient passé la frontière de la Normandie atteignit son paroxysme. Sortant de voiture, le couple admirait avec un sourire d’émerveillement la construction de granite qui s’imposait à eux. Les pierres qui en composaient la façade étaient larges d’au moins soixante centimètres et formaient autour de la double porte d’entrée en bois massif un cadre parfaitement rectangulaire. Le bâtiment carré se prolongeait à l’une de ses extrémités en une tour cylindrique se terminant en un toit pointu. De la voiture, Baptiste compta en tout neuf fenêtres et supposa qu’il devait probablement y en avoir plus du double. Deux cheminées couronnaient le toit du manoir et une troisième perçait celui de la tour.

Ils auraient pu contempler la bâtisse encore longtemps, mais un couple de retraités – Monsieur et Madame Bertrand – apparut à l’entrée et vint à leur rencontre. S’ensuivirent les habituels échanges de politesses puis, après avoir sorti leurs valises du coffre, le jeune couple leur emboîta le pas à l’intérieur du manoir. Si la pierre dominait l’extérieur de l’édifice, c’était surtout le bois brut qui s’imposait à l’intérieur de ses murs. Tout le rez-de-chaussée était carrelé de dalles hexagonales pourpres qui se mariaient très bien avec les différentes teintes de bois des meubles et des poutres apparentes. Le soleil de cette fin d’après-midi accentuait par sa lumière et sa chaleur estivales ce panel de couleurs et rendait l’endroit particulièrement chaleureux. Sarah souriait. Tout ce qu’elle regardait la renvoyait à sa plus tendre enfance chez ses parents, dans la campagne de Royan.

Lorsque M. Bertrand leur montra la chambre, Baptiste la trouva tout à fait charmante et il fut content de constater en s’asseyant dessus que le lit double n’était ni trop mou ni trop rigide. Face à lui, une fenêtre exhibait des champs et une partie d’un bois que ce soleil de plomb teintait d’une brillance d’émeraude s’harmonisant à merveille avec l’azur du ciel purifié de tout nuage.

Le jeune couple prit une heure pour s’installer puis rejoignit les propriétaires sur une terrasse derrière le manoir pour un apéritif d’accueil des plus respectables, accompagné des sempiternelles questions que le vieux couple posait à tous les nouveaux venus : « Avez-vous fait bonne route ? » ; « D’où venez-vous ? » ; « Comment trouvez-vous le manoir ? » ; « Votre chambre vous plaît ? ». Sarah et Baptiste répondaient à cet interrogatoire protocolaire avec sourire et bonne humeur car, même s’ils pensaient que des inspecteurs de la cellule antiterroriste ne les auraient jamais autant cuisinés, ils trouvaient les retraités absolument charmants. Le dîner fut copieux, les Bertrand proposant à leurs hôtes un menu riche en viande et pommes de terre beurrées avant de les laisser passer une jolie soirée en amoureux.

Peu avant minuit, la fatigue du voyage se montrant de plus en plus pesante sur leurs paupières, le jeune couple monta se coucher. Le confort du lit finit de les envoyer en quelques minutes au pays des songes.

Pays dont Baptiste fut soudainement expulsé au milieu de la nuit par un son strident qui le redressa de tout son buste sur le lit. À côté de lui, Sarah demeurait toujours blottie dans les bras de Morphée. Cette sonorité infâme maintenait Baptiste paralysé, le corps entièrement contracté, la bouche fermée, les yeux grand ouverts dans les ténèbres. Pourtant, ce fut de ce néant profond qu’il les vit émerger. Deux perles, l’une ocre et l’autre plus petite et écarlate, fendues verticalement en leur centre par un segment noir très fin. Les deux objets semblaient suspendus dans l’ombre sur une même ligne horizontale, à seulement trois ou quatre centimètres l’un de l’autre. Le son dégénéré commençait à faiblir lentement sans pour autant libérer le jeune homme de son état.

Dehors, les nuages formés quelques heures plus tôt s’écartèrent au gré du vent pour révéler une lune pleine dont la puissante lumière argentée traversa les fins rideaux de la fenêtre pour dissiper une partie de l’obscurité. Baptiste, qu’à demi soulagé par l’affaiblissement de la note criarde – qui se poursuivait à présent en une série de suffocations brèves et terribles – contempla alors l’ombre qui le fixait depuis le bout du lit.

La sueur lui dégoulinait sur le front, les aisselles et le dos ; tous les poils de son corps se hérissèrent. Sa propre respiration imita bientôt les suffocations de cette chose au pelage aussi noir que la nuit. La créature aux yeux démoniaques – dont le rouge gouttait sur la couverture en formant peu à peu une petite flaque de sang à l’odeur de rouille – était assise face à Baptiste qui frémit en observant ses crocs luisants sous les rayons lunaires. Comme si elle avait lu ses pensées, la bête se redressa sur ses quatre pattes, révélant une taille proche de celle d’un renard adulte. Toujours en haletant ces sons étouffés, elle amorça une lente avancée vers le jeune homme tétanisé qui, à défaut de pouvoir hurler, tentait de la repousser mentalement. Son corps bouillonnait, son instinct de survie lui martelant que s’il restait ainsi immobile, la créature à l’œil de sang le ferait sombrer dans les ténèbres pour l’éternité.

À cet instant, se réveilla en lui une puissante volonté de sortir de cette paralysie infernale. Tout son corps se mit à trembler. L’horrible animal était parvenu au niveau de ses genoux et se préparait à lui bondir au visage. Le jeune homme, dont le hurlement restait toujours coincé dans la gorge, sentit soudain l’un de ses bras se décontracter par la force de ses tremblements. Puisant dans ses dernières ressources physiques et psychologiques, il le balança en un grand éventail devant lui. Mais lorsque sa main rentra en contact avec la chose, le monde entier sombra avec lui dans le néant, accompagné d’un nouveau hurlement strident ainsi que cette sensation étrange de n’avoir balayé que de la brume.

Les rayons généreux du soleil d’été illuminaient la chambre lorsque Baptiste se réveilla au côté de Sarah. La jeune femme fit remarquer à son compagnon qu’elle le trouvait bien blême. Baptiste, lui, avait ri, se sentant ridicule d’avoir cru à un tel cauchemar – qu’il ne raconta pas à sa moitié. Mais sa fébrile bonne humeur le quitta lorsque, se levant, il découvrit la large tâche de sueur qui recouvrait sa place sur le drap.

Après s’être douché et avoir refermé ses valises, le couple descendit au rez-de-chaussée prendre le...