Méprisable
«C’est quoi que t’écoutes ?
— La marche turque, de Mozart.
— Oh, tu me passes un écouteur ?
— Bébé, voyons, on sait tous les deux que c’est pas ton style, ricana son petit ami. Retourne écouter tes idols, j’ai du boulot. »
Seuljae acquiesça malgré son air déçu et quitta le bureau. Son compagnon y passait tant de temps qu’il lui semblait qu’ils ne vivaient même plus ensemble. En prime, chaque fois que Seuljae tentait de l’approcher pour lui proposer de profiter d’un moment avec lui, il se faisait repousser, souvent même avec un commentaire peu sympathique en bonus.
En couple avec Jeoyoon, d’un an son aîné, depuis plusieurs années maintenant, Seuljae n’avait jamais à ce point éprouvé la sensation d’être délaissé. Son copain ne s’intéressait pas à lui, il s’éloignait de plus en plus.
Seuljae savait au jour près quand tout ça avait commencé : quand Jeoyoon avait obtenu son premier emploi, un métier haut placé dans l’administration qu’il avait acquis grâce à son père, lui-même bien placé au gouvernement. Depuis, Seul-jae ne reconnaissait plus son ami d’enfance, celui de qui il était tombé si éperdument amoureux : Jeoyoon travaillait sans arrêt et accompagnait souvent son père pour « voir des gens de leur monde » – en bref, des gens riches ayant suivi de grandes études et gagné un poste à responsabilités.
Si au début Seuljae s’en était réjoui, son enthousiasme avait été remplacé par la crainte et l’ennui : il était las d’être abandonné, et plus encore il s’inquiétait que Jeoyoon ne finisse par le quitter. C’était d’ailleurs à se demander pourquoi il nourrissait une telle peur, lui-même jugeait ça stupide : Jeoyoon était devenu infecte, il ne prêtait attention à rien de ce qui lui plaisait, il le prenait de haut (car ses goûts ne s’avéraient pas assez « élitistes », sans doute) et ces derniers temps il n’hésitait plus à lui montrer à quel point il trouvait son métier dégradant.
Ça blessait Seuljae plus que tout : lui avait toujours rêvé d’être coiffeur. C’était peut-être un rêve simple, soit, mais c’était son rêve. Et ça, Jeoyoon ne l’ignorait pas, il avait même été le premier à le soutenir tout au long de leur enfance. Son point de vue avait bien changé…
Rejeté de plus belle par son aîné, Seuljae se rendit à la salle de bain pour se doucher, seul. Lorsqu’ils avaient commencé à sortir ensemble, Jeoyoon ne manquait jamais une occasion de le rejoindre pour profiter d’un petit moment de plus avec lui. Depuis bien longtemps désormais il ne cherchait plus à passer la moindre seconde supplémentaire en sa compagnie.
Le travail, sans doute…
Une fois propre, Seuljae s’essuya les cheveux et jeta un regard peiné au reflet que lui renvoyait son miroir : celui d’un garçon trop banal. Bien sûr, il savait qu’il possédait un beau visage, il recevait souvent des compliments à ce sujet. Pourtant… il lui manquait une touche de fantaisie.
Adepte des teintures, en effet, Seuljae avait essayé sur ses cheveux bon nombre de couleurs qui lui avaient toutes plu. Jeoyoon ne lui avait jamais adressé la moindre remarque négative, jusqu’à ce qu’il propose à Seuljae de l’accompagner à une soirée à laquelle il était convié. Une soirée mondaine, une soirée où il ne devait pas arriver les cheveux roses.
Heureux à l’idée de passer un moment avec celui qu’il aimait, Seuljae était revenu à un brun naturel, mais aujourd’hui il regrettait ce choix : d’une part, à cette fameuse soirée, Jeoyoon l’avait présenté comme son meilleur ami, et d’autre part il avait par la suite refusé que son cadet continue de se teindre les cheveux. Il ne lui avait pas fallu insister beaucoup : aussi docile qu’à l’accoutumée, Seuljae avait accepté de garder sa couleur naturelle si ça pouvait lui plaire. Depuis, il n’osait plus tenter la moindre fantaisie capillaire de peur que Jeoyoon ne la lui reproche ensuite.
Tout ce que désirait le jeune homme, c’était paraître beau aux yeux de son amant, quitte à renoncer aux produits qu’il affectionnait tant. Il n’avait pas tort, la mode était aux couleurs sombres, et puis de cette manière il passait inaperçu. Il devait se fondre dans la masse, c’était Jeoyoon qui le lui avait dit, et Jeoyoon était toujours de bon conseil.
Non, décidément, impossible pour Seuljae de se convaincre : sa teinture lui manquait, lui manquait tant ! Du rose, du violet, du blond, du platine même, comme il les regrettait, ces couleurs ! Il ne parvenait pas à se persuader que son compagnon avait raison.
Ce fut donc dépité que Seuljae se rendit au travail le lendemain, après avoir à peine salué son Jeoyoon – du moins ce dernier avait à peine répondu à son salut, si bien que Seuljae n’avait pas insisté. Il en venait à se demander pourquoi ils restaient ensemble : ces jours-ci, il fallait admettre qu’il avait remis en question leur couple plus d’une fois. Qu’est-ce qui faisait d’eux un couple, au juste ? Ils vivaient sous le même toit. Rien de plus. De banals colocataires. Peut-être feraient-ils l’amour ce soir, si le mot amour pouvait décrire avec justesse leurs activités sexuelles.
Au salon de coiffure, voir ses collègues ne lui procura aucune joie alors qu’il tenait à chacun d’eux comme à un frère ou une sœur. Il s’agissait d’un petit établissement dans lequel Seuljae s’épanouissait… en tout cas dans lequel il s’était jadis épanoui. Au-jourd’hui, imprégné des remarques dégradantes de Jeoyoon, il regardait parfois avec dégoût ce qui avait auparavant constitué un véritable rêve pour lui. Puis, devant les sourires sincères que lui servaient ses collègues, il culpabilisait de songer que leur métier était déshonorant.
Ça paraissait pourtant si beau de donner de la joie aux autres et d’apprendre d’eux à travers les longues conversations qu’ils entretenaient. Seuljae était attaché à chacun de ses clients, il avait même noué des amitiés avec ses habitués. Son travail le poussait à la compassion et à l’altruisme alors que quand il rentrait chez lui, il était confronté au mépris et à la malveillance. Il vivait déchiré entre deux mondes en parfaite opposition.
L’un, malheureusement, tentait de prendre le pas sur l’autre. Seuljae luttait pour éviter de laisser le dédain de son copain le contaminer à la manière d’un virus, pourtant se voir sans arrêt rabaissé le menait peu à peu à adopter ce point de vue qu’il jugeait détestable. Il en venait de plus en plus souvent à songer qu’il n’était qu’un moins que rien, comme Jeoyoon l’insinuait sans le lui avouer de façon explicite.
Pas besoin d’être explicite pour être violent. Et les propos de Jeoyoon, Seuljae les prenait comme de véritables gifles. Son compagnon ne lui épargnait rien, surtout depuis quelques semaines.
Pensif, le jeune coiffeur salua son client en rêvassant. Ce n’était pas quelqu’un qu’il avait déjà vu, mais rien de surprenant à ça : d’ici quelques jours aurait lieu la rentrée scolaire, les étudiants originaires de nombreuses villes périphériques gagnaient la capitale, et Seuljae était habitué à assister à un déferlement d’inconnus qui souhaitaient tous la coupe parfaite pour l’occasion.
« Ça a pas l’air d’aller, je me trompe ? »
Les paupières du jeune homme clignèrent un court instant, le temps qu’il reprenne contact avec la réalité. Son client le regardait à travers le miroir en face d’eux et affichait un air interrogateur qui fit soupirer Seuljae.
« Si, si, ça va, j’ai juste quelques soucis à la maison, rien du tout.
— S’il y a quelques soucis, ça veut dire que c’est pas rien. »
Très juste, il s’était contredit tout seul…
« Vous êtes nouveau à...