: Edgar Allan Poe
: Histoires extraordinaires Une traduction de Charles Baudelaire
: Books on Demand
: 9782322448142
: 1
: CHF 2.60
:
: Essays, Feuilleton, Literaturkritik, Interviews
: French
: 212
: Wasserzeichen
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: ePUB
Un recueil de 13 nouvelles écrites par Edgar Allan Poe, puis traduites et réunies sous le titre des"Histoires extraordinaires" . Metzengerstein (1832), Manuscrit trouvé dans une bouteille (1833), Morella (1835), Ligeia (1838), Aventure sans pareille d'un certain Hans Pfaall (1839), Une descente dans le Maelstrom (1841), Double assassinat dans la rue Morgue (1841), Le Scarabée d'or (1843), Souvenirs de M. Auguste Bedloe (1844), Révélation magnétique (1844), Le Canard au ballon (1844), La Vérité sur le cas de M. Valdemar (1845), La Lettre volée (1845).

Edgar Allan Poe né le 19 janvier 1809 à Boston et mort le 7 octobre 1849 à Baltimore. Il est un poète, romancier, nouvelliste, critique littéraire, dramaturge et éditeur américain, ainsi que l'une des principales figures du romantisme américain.

La lettre volée


Nil sapientioe odiosius acumine nimio.

SÉNÈQUE.

J’étais à Paris en 18… Après une sombre et orageuse soirée d’automne, je jouissais de la double volupté de la méditation et d’une pipe d’écume de mer, en compagnie de mon ami Dupin, dans sa petite bibliothèque ou cabinet d’étude, rue Dunot, n° 33, au troisième, faubourg Saint-Germain. Pendant une bonne heure, nous avions gardé un profond silence ; chacun de nous, pour le premier observateur venu, aurait paru profondément et exclusivement occupé des tourbillons frisés de fumée qui chargeaient l’atmosphère de la chambre. Pour mon compte, je discutais en moi-même certains points qui avaient été dans la première partie de la soirée l’objet de notre conversation ; je veux parler de l’affaire de la rue Morgue, et du mystère relatif à l’assassinat de Marie Roget. Je rêvais donc à l’espèce d’analogie qui reliait ces deux affaires, quand la porte de notre appartement s’ouvrit, et donna passage à notre vieille connaissance, à M. G…, le préfet de police de Paris.

Nous lui souhaitâmes cordialement la bienvenue ; car l’homme avait son revers charmant comme son côté méprisable, et nous ne l’avions pas vu depuis quelques années. Comme nous étions assis dans les ténèbres, Dupin se leva pour allumer une lampe ; mais il se rassit et n’en fit rien, entendant G… dire qu’il était venu pour nous consulter, ou plutôt pour demander l’opinion de mon ami relativement à une affaire qui lui avait causé une masse d’embarras.

– Si c’est un cas qui demande de la réflexion, – observa Dupin, s’abstenant d’allumer la mèche, – nous l’examinerons plus convenablement dans les ténèbres.

– Voilà encore une de vos idées bizarres, – dit le préfet, qui avait la manie d’appeler bizarres toutes les choses situées au-delà de sa compréhension, et qui vivait ainsi au milieu d’une immense légion de bizarreries.

– C’est, ma foi, vrai ! – dit Dupin en présentant une pipe à notre visiteur, et roulant vers lui un excellent fauteuil.

– Et maintenant, quel est le cas embarrassant ? – demandai-je ; – j’espère bien que ce n’est pas encore dans le genre assassinat.

– Oh ! non. Rien de pareil. Le fait est que l’affaire est vraiment très simple, et je ne doute pas que nous ne puissions nous en tirer fort bien nous-mêmes ; mais j’ai pensé que Dupin ne serait pas fâché d’apprendre les détails de cette affaire, parce qu’elle est excessivementbizarre.

– Simple et bizarre, – dit Dupin.

– Mais oui ; et cette expression n’est pourtant pas exacte ; – l’un ou l’autre, si vous aimez mieux. Le fait est que nous avons été tous là-bas fortement embarrassés par cette affaire ; car, toute simple qu’elle est, elle nous déroute complètement.

– Peut-être est-ce la simplicité même de la chose qui vous induit en erreur, – dit mon ami.

– Quel non-sens nous dites-vous là ! – répliqua le préfet, en riant de bon cœur.

– Peut-être le mystère est-il un peutrop clair, – dit Dupin.

– Oh ! bonté du ciel ! qui a jamais ouï parler d’une idée pareille ?

– Un peutrop évident.

– Ha ! ha ! – ha ! ha ! – oh ! oh ! – criait notre hôte, qui se divertissait profondément. – Oh ! Dupin, vous me ferez mourir de joie, voyez-vous.

– Et enfin, – demandai-je, – quelle est la chose en question ?

– Mais, je vous la dirai, – répliqua le préfet, en lâchant une longue, solide et contemplative bouffée de fumée, et s’établissant dans son fauteuil. – Je vous la dirai en peu de mots. Mais avant de commencer, laissez-moi vous avertir que c’est une affaire qui demande le plus grand secret, et que je perdrais très probablement le poste que j’occupe, si l’on savait que je l’ai confiée à qui que ce soit.

– Commencez, – dis-je.

– Ou ne commencez pas, – dit Dupin.

– C’est bien ; je commence. J’ai été informé personnellement, et en très haut lieu, qu’un certain document de la plus grande importance avait été soustrait dans les appartements royaux. On sait quel est l’individu qui l’a volé ; cela est hors de doute ; on l’a vu s’en emparer. On sait aussi que ce document est toujours en sa possession.

– Comment sait-on cela ? – demanda Dupin.

– Cela est clairement déduit de la nature du document et de la non-apparition de certains résultats qui surgiraient immédiatement s’il sortait des mains du voleur ; en d’autres termes, s’il était employé en vue du but que celui-ci doit évidemment se proposer.

– Veuillez être un peu plus clair, – dis-je.

– Eh bien ! j’irai jusqu’à dire que ce papier confère à son détenteur un certain pouvoir dans un certain lieu où ce pouvoir est d’une valeur inappréciable. – Le préfet raffolait ducant diplomatique.

– Je continue à ne rien comprendre, – dit Dupin.

– Rien, vraiment ? – Allons ! – Ce document, révélé à un troisième personnage, dont je tairai le nom, mettrait en question l’honneur d’une personne du plus haut rang ; et voilà ce qui donne au détenteur du document un ascendant sur l’illustre personne dont l’honneur et la sécurité sont ainsi mis en péril.

– Mais cet ascendant, – interrompis-je, – dépend de ceci : le voleur sait-il que la personne volée connaît son voleur ? Qui oserait… ?

– Le voleur, – dit G…, – c’est D…, qui ose tout, ce qui est indigne d’un homme, aussi bien que ce qui est digne de lui. Le procédé du vol a été aussi ingénieux que hardi. Le document en question – une lettre, pour être franc, – a été reçu par la personne volée pendant qu’elle était seule dans le boudoir royal. Pendant qu’elle le lisait, elle fut soudainement interrompue par l’entrée de l’autre illustre personnage à qui elle désirait particulièrement le cacher. Après avoir essayé en vain de le jeter rapidement dans un tiroir, elle fut obligée de le déposer tout ouvert sur une table. La lettre, toutefois, était retournée, la suscription en dessus, et, le contenu étant ainsi caché, elle n’attira pas l’attention. Sur ces entrefaites arriva le ministre D… Son œil de lynx perçoit immédiatement le papier, reconnaît l’écriture de la suscription, remarque l’embarras de la personne à qui elle était adressée, et pénètre son secret.

Après avoir traité quelques affaires, expédiées tambour battant, à sa manière habituelle, il tire de sa poche une lettre à peu près semblable à la lettre en question, l’ouvre, fait semblant de la lire, et la place juste à côté de l’autre. Il se remet à causer, pendant un quart d’heure environ, des affaires publiques. À la longue, il prend congé, et met la main sur la lettre à laquelle il n’a aucun droit. La personne volée le vit, mais, naturellement, n’osa pas attirer l’attention sur ce fait, en présence du troisième personnage qui était à son côté. Le ministre décampa, laissant sur la table sa propre lettre, une lettre sans importance.

– Ainsi, – dit Dupin en se tournant à moitié vers moi, – voilà précisément le cas demandé pour rendre l’ascendant complet : le voleur sait que la personne volée connaît son voleur.

– Oui, – répliqua le préfet, – et depuis quelques mois il a été largement...