LE VELAY
Le Puy-en-Velay – Saint-Privat-d’Allier – Saugues
Étape 1 : Le Puy-en-Velay – Saint-Privat-d’Allier
En ce matin d’avril le père Gobilliard, recteur de la cathédrale Notre-Dame-de-l’Annonciation du Puy-en-Velay, célèbre la messe. Puis, sous l’œil bienveillant d’une statue de saint Jacques, vient la bénédiction des hommes, des sacs et des bourdons. Pas de bourdon ni de bâtons, une solide canne de marche me soutiendra. Celle de Georges, mon beau-père, qui aurait aimé parcourir le chemin de Saint-Jacques. Hélas, il s’en est allé avant, effectuer un autre voyage. Dès lors, nous devenons pèlerins et à ce titre prenons l’engagement de prier pour tous à Compostelle selon la tradition jacquaire. Les vingt-cinq à trente individus engoncés dans leurs équipements se réunissent autour du prêtre. Ce dernier interroge les uns et les autres : « Qui es-tu ? D’où viens-tu ? Jusqu’où vas-tu ? » Mes réponses attendent, mais mon tour ne vient pas. Refoulant la frustration, je pense que lui ni presque personne de ceux-là ne les connaîtront. Le recteur interroge de nouveau : « Savez-vous comment l’archevêque de Compostelle identifie les pèlerins qui arrivent de loin ? » Nous ne savons pas, nous ne l’avons pas encore rencontré. Selon lui, en flottant sur les corps amaigris, les vêtements devenus trop amples trahissent l’origine lointaine du départ.
Plusieurs personnages se distinguent dans le groupe. Un couple en provenance de Saint-Flour envisage d’aller au bout. Un Australien d’une trentaine d’années, un gaillard avec un sac à dos anecdotique, veut y parvenir au plus vite. Un autre couple vient de Lyon, en partance lui aussi pour atteindre Saint-Jacques. Deux hommes vêtus de noir. Une femme grande et forte. Un homme d’allure montagnarde, svelte et noueux au verbe empreint d’accent ardéchois. Un Québécois, un Hollandais, une femme arrivant d’Albi. Un homme aux cheveux de neige, sourire permanent aux lèvres, paré d’une veste rouge. Pas un Père Noël, plutôt, un angelot florentin ! Pourquoi angelot ? Pourquoi florentin ? Sans doute une réminiscence de mes lectures sur les artistes italiens de la Renaissance.
Huit heures. L’assemblée sort par la porte principale de la cathédrale, grande ouverte pour l’occasion. Noblesse oblige ! Par les ruelles du trajet séculaire, les jacquets déambulent jusqu’à la place du Plot. Là, débute l’itinéraire historique du chemin de Saint-Jacques depuis la cité vellave. Une plaque fixée sur un mur le rappelle : « Ici prend naissance la Via Podiensis grande route du Pèlerinage de Saint-Jacques-de-Compostelle ».
En sortant de l’agglomération, Sylvie et mon « Fan-Club », des amies du voisinage, m’accompagnent. La procession des pèlerins s’étire en gravissant la colline jusqu’au plateau volcanique. Lorsqu’il passe, l’homme aux cheveux de neige propose son aide pour nous photographier. Son geste spontané le gratifie d’une tasse de café bien chaud et cinq minutes de causette. Il vient d’Alès et compte gagner Saint-Jacques en passant par la vallée du Célé. Il reprend sa marche à un rythme bien rapide. Il s’éloigne. Je songe : « À coup sûr, nous nous reverrons, angelot souriant. »
Vers le hameau de La Roche, arrêt « gros cœur » : l’heure de la séparation sonne. Sylvie et moi sommes très émus. Nous retenons avec peine quelques gouttes qui perlent au bord de nos yeux. L’effet conjugué du froid et du vent ne les inciterait-il pas à pleurer ? Par pudeur, les membres du « Fan-Club » détournent leurs regards afin de nous laisser un semblant d’intimité avant le vrai départ. Puis viennent les inévitables recommandations d’usage, mais combien réconfortantes. J’emporte un sourire de Sylvie. Il ne s’agit pas du plus rayonnant, toutefois il me réchauffera le cœur plus tard. Me voilà seul face, non pas à mon destin – quoique ! –, mais à un type d’aventure inconnu. Une intense sensation de liberté surgit du plus profond de mon être. Des bouffées d’émotions me submergent, je ne les retiens pas. Une irrésistible envie de crier monte de ma poitrine : je hurle de joie !
L’Australien arrive à grands pas, me rejoint. Pendant un court moment une brève et concise conversation s’engage. Un mois et demi de vacances, le temps qu’il s’est donné pour atteindre Saint-Jacques. Il ne s’attarde pas, car il est pressé. Je ne le reverrai plus. Sur un sentier caillouteux et boueux, par un puéril réflexe inverse, j’évite la gadoue afin de préserver mes belles chaussures. Après une longue marche solitaire sur le plateau du Devès, la tourbière du Lac de l’Œuf apparaît à l’orée d’une forêt. Les paysages sont grandioses, vallonnés, boisés. La végétation exhale des senteurs de verdure, résine, bois humide. Les repères blanc et rouge balisent le chemin. Un chevreuil bondit et s’enfuit vers un bosquet. Colchiques et crocus poussent çà et là, les jonquilles ne tarderont pas à poindre.
En retrait de la route départementale, assis sur une pierre, deux barres de céréales et quatre dattes apaisent ma faim. Manger peu pendant les étapes, me nourrir davantage au repas du soir ainsi qu’au petit-déjeuner, tel est mon choix. Les marcheurs expérimentés recommandent de boire au moins deux litres d’eau chaque jour. Je m’y applique. Le but étant de favoriser l’élimination des toxines et limiter le risque d’apparition des tendinites. Une hantise ! Le chemin aborde une descente abrupte rendue périlleuse par un sol rocailleux et glissant. Concentré, en appui constant sur la canne, le regard tourné vers le bas, je descends… Après plusieurs minutes éprouvantes, la sente débouche sur un ruisseau au fond du vallon. Une passerelle le franchit puis le sentier remonte à Saint-Privat-d’Allier, terme de l’étape.
Je recherche le gîte réservé d’avance. Le choix de l’hébergement se détermine au moins de deux façons : se conformer aux indications des guides de randonnées ou se laisser tenter par l’offre de la localité de fin d’étape. Un but ludique peut être d’en connaître différents types afin de comparer les accueils, les ambiances. Si l’on recherche la quiétude le soir venu, éviter les grands passages obligés sauf lorsqu’ils présentent un intérêt particulier. Ainsi se découvrent des gîtes d’étape communaux ou privés, des maisons d’hôtes, des yourtes, des abbayes, des familles d’accueil chrétien, des couvents, chez l’habitant et d’autres toits insolites. Réserver ou pas ? En France, c’est possible. Avant le départ, j’ai réservé les dix premières nuitées, ignorant comment se dérouleraient les étapes. Je ne voulais pas être pris au dépourvu lorsque la bise viendrait ! À cette période de l’année, l’affluence modérée de pèlerins permet d’arriver serein aux hébergements et d’obtenir un lit. En revanche, en saison – de juillet à mi-septembre – il n’en est pas de même. En Espagne, la réservation est impossible dans les gîtes d’étape communaux. En revanche, aucune difficulté s’il s’agit de gîtes privés, d’hôtels ou decasas rurales qui correspondent à nos maisons d’hôtes. Dans tous les cas, une règle générale s’applique : premier arrivé, premier servi. Honneur aux marcheurs, viennent ensuite les cyclistes puis lesperegrinos3 à cheval ou accompagnés d’un âne. Logique, bien sûr. Cependant, cette manière d’agir génère parfois des comportements révoltants d’égoïsme.
Le gîte « Accueil Pèlerins » de la famille Lucien4 est situé à l’entrée du village. Après des paroles de bienvenue, au dortoir de l’étage, s’opère la première installation pour la nuit. Le sac de couchage étalé sur le lit, la douche chaude, le soin des pieds, la lessive des effets sales, telles sont les actions qui se répéteront au quotidien tout au long du...