• La vitesse
La vitesse à laquelle apparaissent les « progrès » nuit à toute assimilation paisible. Celle-ci est d’autant plus difficile que les découvertes, ou plutôt les innovations (quelles sont les améliorations utiles qu’apportent l’IPhone 4 sur l’IPhone 3 ?) ne paraissent être faites que pour elles-mêmes. Pour la plupart, il n’y a pas de travail d’évaluation de leur utilité sociale. Le lancement d’un produit nouveau ne se conçoit qu’avec une politique marketing qui fera la preuve artificielle d’un éventuel supplément de bien-être personnel. Ce sera à l’individu de s’adapter, ce sera à lui de consommer, et de se consumer dans une vie sans dimension. Du gavage d’oie. Le progrès pour le progrès, pas pour l’homme.
La science doit prouver sa valeur vitale par son aptitude à être maîtresse aussi bien que servante. La science est l’outil de l’esprit occidental, elle contribue à notre compréhension, elle n’obscurcit notre intelligence que si elle considère comme intelligence absolue la compréhension qu’elle nous a transmise. Notre intellect a accompli de prodigieux exploits tandis que notre demeure spirituelle tombait en ruines. Seule souveraine, la raison n’a pas de sens, pas plus que la lumière dans un monde privé de l’obscurité… le sujet, c’est l’homme. (Jung)
La vitesse à laquelle se transfère l’information a été multipliée par 10 millions depuis le début du 20ème siècle.La machine doit désormais aller plus vite que notre pensée. (F. Lenoir). En 1988 le sociologue Jacques Ellul constatait :Nous avons inventé des machines plus rapides en espérant dégager du temps pour travailler à un rythme plus détendu ; au lieu de quoi nous en sommes venus à vivre nous-mêmes à un rythme plus rapide, en nous alignant sur celui des machines … que nous ne cessons de perfectionner.
Le progrès est un mythe quand il est conçu sans souci de l’humain. Aujourd’hui les robots arrivent pour remplacer les hommes sur les sites de production, mais aussi pour les services. Même en Chine, le coût d’un salarié est plus cher que celui d’un robot (le coût salarial chinois égalait 3% du coût salarial américain en 2000. Il égale aujourd’hui 80% de ce coût salarial). Foxconn Technology, entreprise taiwanaise qui assemble les produits Apple, se robotise et va « devoir » réduire les effectifs de l’une de ses usines de 60 000 emplois sur les 110 000 existants. Avec l’explosion des capacités informatiques (d’une puissance multipliée par 1 000 tous les 10 ans !) il est probable qu’émerge une intelligence artificielle supérieure à celle de l’homme. Le logiciel Alexa d’Amazon s’impose dans la reconnaissance vocale ; Watson, le système expert d’IBM, analyse en quelques minutes des centaines de milliers de travaux cancérologiques qu’un oncologue mettrait 37 ans à lire ; Ross, autre système expert d’IBM, peut parcourir 200 millions de pages en quelques secondes et fournir à l’avocat la jurisprudence qui lui sera utile ; le cabinet américain Forward collecte les données physiques des individus pour passer d’une médecine réactive à une médecine proactive : plus de paiement à l’acte mais un abonnement mensuel de 149 $! … Sans parler des manipulations génétiques qui alimentent le mouvement transhumaniste.
Formidable ? Inquiétant ? On voit bien que ces outils n’ont ni limite, ni morale. Ici encore on constatera qu’ils ne valent que par les intentions qui déterminent les utilisations qu’on en fait.
Si l’arrivée de ces auxiliaires permet souvent une amélioration des conditions de production ou de service, et surtout une baisse de leurs coûts, leur production nécessitera moins de personnes. La tertiarisation de l’économie provoque une chute de la productivité et donc de la croissance (aux USA, le poids des nouvelles technologies dans le produit intérieur brut (PIB) ne progresse plus). Le capital accapare la technologie (informatique, robotique, biotech, sciences cognitives, intelligence artificielle, microprocesseurs …) qui a besoin de capital pour se développer (une usine de semi-conducteurs coûtait 5 Mds £ en 2000, elle en coûte 15 aujourd’hui). La technologie détruit de l’emploi tant industriel que tertiaire (avocat, médecin, chirurgien, ingénieur, banquier et même traders : Goldman Sachs employait 600 traders en 2000, elle en a 2 aujourd’hui mais « secondés » par 200 ingénieurs informatiques payés 150 000 $/an quand un trader se paie 600 000 $). Pas étonnant que les grands groupes qui ont les moyens de se payer cette technologie soient ceux qui licencient le plus facilement, quand bien même ils continuent de générer de plantureux bénéfices.
In fine, on assiste à une concentration scandaleuse des richesses et pas à une augmentation de celles-ci. Les inégalités deviennent criantes et désespèrent les citoyens. La puissance d’un petit nombre génère une fragilité sociale de plus en plus grande. Les révoltes ne sont plus loin. Les gilets jaunes ne sont pas qu’en France.
Le pouvoir du capital accroit les inégalités. Va-t-on alors laisser faire cette évolution « naturelle » du système ? Va-t-on enfin réaliser qu’à force de tirer sur les frais de personnel, à force de mettre les gens au chômage, on fait aussi disparaître les consommateurs ? À quoi servira alors la production puisqu’il n’y aura plus personne pour l’acheter ? Les riches ne mangent que 3 fois par jour, comme les autres consommateurs et il n’est pas besoin d’être prix Nobel d’économie pour le savoir. Faudra-t-il des jacqueries pour mettre fin brutalement à ces évolutions suicidaires ? À moins qu’un coronavirus technologique, une panne électrique mondiale, un bug informatique général ne nous ouvre les yeux...
Même Bill Gates et Warren Buffet s’inquiètent de cette « évolution » puisqu’ils proposent un impôt assis sur l’utilisation de robots, impôt qui serait levé par l’État. Ce dernier, en se substituant à la « main invisible » du marché, retrouverait ainsi son utilité sociale, pour équilibrer et mieux répartir les richesses. En réorganisant la solidarité, il permettrait aux hommes de continuer à vivre en société, non seulement en retrouvant leurs complémentarités, mais également en acceptant leurs interdépendances. Ceci est à l’opposé de ce à quoi nous conduit l’évolution naturelle du marché, qui permet aux plus agiles de devenir de dangereux prédateurs. Devenir riche est même devenu un projet de vie, un jeu, où les intelligences utilisent de façon malsaine leurs capacités et se jaugent dans des classements (Forbes) dérisoires et superficiels. Qu’apporte de plus, le fait de posséder 100 millions ou 1 milliard d’euros ?J’ai le sentiment que les possessions vous tirent vers le bas, vient d’avouer Elon Musk, entrepreneur visionnaire, qui dit avoir décidé de vendre toutes ses propriétés immobilières.
Dans son livreL’Amérique que nous voulons Paul Krugman (prix Nobel d’économie en 2008) ne dit pas autre chose. Ce livre, écrit avant l’élection d’Obama, est en fait une plaidoirie visant à ce qu’Obama s’inspire de la politique de Roosevelt (particulièrement en matière de santé) pour moderniser le « rêve américain ». Et il détaille les mesures fiscales prises, au lendemain de la crise de 29, par celui qui, en recréant une classe moyenne, fut le véritable créateur de ce rêve :
- Taux d’impôt sur le revenu sur les plus hautes tranches de 24% en 1920 à 63% sous son premier mandat puis 79% sur le second.
- Impôt sur les sociétés de 14% en 1929 à plus de 45%.
- Droits de succession sur les grandes fortunes de 20% à 60% puis 77%.
En 1929, les 0,1% des Américains les plus riches avaient 20% de la richesse nationale, en 1950, ils n’en avaient plus que 10%. Cette politique de redistribution des revenus et du patrimoine grâce à l’impôt a créé, en quelques années, un sentiment fort de communauté et d’égalité économique. Elle a montré l’importance supérieure de la politique sur...