LE MÉDECIN VOLANT
1645
PREMIÈRE REPRÉSENTATION
Comédie.
Molière
Présentation
de Philarète CHASLES dans OEuvres complètes de Molière. Tome premier (1888)
Des personnages dont le caractère est convenu, le costume arrêté d'avance, le langage différent, le type invariable, et qui, sur un plan tracé, improvisent un dialogue pittoresque, conforme aux situations, telle est la comédie « all’ improviso » que les Italiens ont inventée ; celle que Trivelin, Scaramouche et Mezzetin ont fait applaudir en France. La souplesse physique et la facilité du dialogue prêtent, si ce n'est de la valeur, au moins du charme à cette vive forme de l'art, forme enfantine, la seule qui, au commencement du dix-septième siècle et à la fin du seizième, fût populaire dans le midi de l'Europe.
Poquelin enfant, lorsqu'il allait du collège de Clermont aux Saints Innocents et de la halle au collège, dut admirer souvent la farce italienne, ses tréteaux, ses masques, ses lazzi déjà imités par nos farceurs qui tenaient en plein air leurs assises sur le pont Neuf. Très jeune il essaya d'adapter à nos moeurs, de traduire et d'arranger quelques-uns de ces canevas qui lui plaisaient ; la traduction duMedico volante fut un des premiers efforts de ce jeune esprit qui débutait par l'admiration docile.
Je ne doute pas que sa troupe nomade n'ait souvent représenté, pour divertir les provinciaux, cette charge populaire, favorable à l'agilité du jeune acteur, valet et médecin à la fois, et qui, pour s'acquitter de son double personnage, saute d'une fenêtre à l'autre, et de la rue dans la maison. Boursault versifia plus tard ce canevas, qu'il fit jouer en 1661. La pièce de Boursault finit par un vers insolent :
« Faisons des médecins, ou volants ou volés ! »
La prétendue comédie dela Casaque, représentée ensuite à Paris, par la troupe de Molière, le 25 mai 1666, ne doit faire qu'un avec le canevas du Médecin volant. Quelques traits du rôle de l'avocat semblent révéler la touche de Molière ; les germes obscurs du Médecin malgré lui, de l'Amour médecin et des Fourberies de Scapin apparaissent confusément dans cette ébauche.
Personnages
GORGIBUS, père de Lucile.
LUCILE, fille de Gorgibus.
VALÈRE, amant de Lucile.
Sabine, cousine de Lucile.
SGANARELLE, valet de Valère.
GROS-RENÉ, valet de Gorgibus.
UN AVOCAT.
Scène I
Valère, Sabine
Valère Eh bien ! Sabine, quel conseil me donnes-tu ?
Sabine Vraiment, il y a bien des nouvelles. Mon oncle veut résolument que ma cousine épouse Villebrequin, et les affaires sont tellement avancées, que je crois qu'ils eussent été mariés dès aujourd'hui, si vous n'étiez aimé ; mais, comme ma cousine m'a confié le secret de l'amour qu'elle vous porte, et que nous nous sommes vues à l'extrémité par l'avarice de mon vilain oncle, nous nous sommes avisées d'une bonne invention pour différer le mariage. C'est que ma cousine, dès l'heure que je vous parle, contrefait la malade ; et le bon vieillard, qui est assez crédule, m'envoie quérir un médecin. Si vous en pouviez envoyer quelqu'un qui fût de vos bons amis, et qui fût de notre intelligence, il conseillerait à la malade de prendre l'air à la campagne. Le bonhomme ne manquera pas de faire loger ma cousine à ce pavillon qui est au bout de notre jardin, et, par ce moyen, vous pourriez l'entretenir à l'insu de notre vieillard, l'épouser, et le laisser pester tout son soûl avec Villebrequin.
Valère Mais le moyen de trouver sitôt un médecin à ma poste, et qui voulût tant hasarder pour mon service ! Je te le dis franchement, je n'en connais pas un.
Sabine Je songe une chose ; si vous faisiez habiller votre valet en médecin : il n'y a rien de si facile à duper que le bonhomme.
Valère C'est un lourdaud qui gâtera tout ; mais il faut s'en servir, faute d'autre. Adieu, je le vais chercher. Où diable trouver ce maroufle à présent ? mais le voici tout à propos ;
Scène II
Valère, Sganarelle
Valère Ah ! mon pauvre Sganarelle, que j'ai de joie de te voir ! J'ai besoin de toi dans une affaire de conséquence ; mais, comme que je ne sais pas ce que tu sais faire…
Sganarelle Ce que je sais faire, monsieur ? Employez-moi seulement en vos affaires de conséquence, ou pour quelque chose d'importance : par exemple, envoyez-moi voir quelle heure il est à une horloge, voir combien le beurre vaut au marché, abreuver un cheval, c'est alors que vous connaîtrez ce que je sais faire.
Valère Ce n'est pas cela ; c'est qu'il faut que tu contrefasses le médecin.
Sganarelle Moi, médecin, monsieur ! Je suis prêt à faire tout ce qu'il vous plaira : mais, pour faire le médecin, je suis assez votre serviteur pour n'en rien faire du tout ; et par quel bout m'y prendre, bon Dieu ? Ma foi ! monsieur, vous vous moquez de moi.
Valère Si tu veux entreprendre cela, va, je te donnerai dix pistoles.
Sganarelle Ah ! pour dix pistoles, je ne dis pas que je ne sois médecin ; car, voyez-vous bien, monsieur, je n'ai pas l'esprit tant, tant subtil, pour vous dire la vérité. Mais, quand je serai médecin, où irai-je ?
Valère Chez le bonhomme Gorgibus, voir sa fille qui est malade ; mais tu es un lourdaud qui, au lieu de bien faire, pourrais bien…
Sganarelle Eh ! mon Dieu, monsieur, ne soyez point en peine ; je vous réponds que je ferai aussi bien mourir une personne qu'aucun médecin qui soit dans la ville. On dit un proverbe, d'ordinaire : après la mort le médecin ; mais vous verrez que, si je m'en mêle, on dira : après le médecin gare la mort&