Chapitre 1. Le prince Nasir
Dighénis regardait l’étendue des terres. Forets, champs et vergers composaient une large mosaïque dans la vallée. Des paysans semaient le blé, travaillant paisiblement à féconder cette terre. De lourds buffles paissaient l’herbe grasse de cette saison pleine de vie. Une rivière coulait proche, sa force laissait entendre un perpétuel murmure. Un serpent d’arbustes et de verdure en laissait sa trace ondulante dans le paysage. Elle avait la fraîcheur et la force des hautes chaînes montagneuses du Taurus qui laissaient apercevoir au loin leurs sommets, chapeautés de neiges éternelles. Le soleil lançait ses premiers rayons matinaux, avant qu’il ne monte plus haut dans le ciel de Cilicie.
Assis sur un large bloc de pierre, dans ses habits de toile fine, Dighénis sentait la main froide de la fraîcheur matinale se poser sur son corps, puissant et émoussé des années passées. Dighénis regardait les montagnes du Taurus, songeur. Depuis plusieurs lunes, des voyageurs colportaient des nouvelles préoccupantes. La menace d'incursions de peuples venus d'Orient se confirmait avec plus de force chaque jour. Des interrogations se faisaient jour. Dighénis, seigneur de Cilicie, gouverneur de Bâlis était un chevalier inquiet. Deux années s’étaient écoulées depuis qu’il était revenu de ses périples dans de lointaines contrées. Il y avait fait ses armes, sa force et son honneur au nom des princes ou de lui-même. Il y avait vécu les épreuves les plus dures et les combats les plus rudes auprès de compagnons fidèles, nombreux étaient morts que vivants. Dighénis ne voulait plus revivre cela.
Dighénis se leva, il restait de nombreuses tâches à accomplir en son domaine. Il devait finir les travaux d’assèchement et de drainage des marais au sud avant la venue de l'hiver. Les travaux de la terre ne l’avaient jamais indigné au regard de son statut de chevalier. Privilégié par la nature et ses aïeuls, Dighénis connaissait trop bien la richesse de la terre pour ne pas savoir qu’elle était indispensable à chacun pour y vivre. Il entretenait son domaine avec l'ambition d'y nourrir chacun de ses sujets. Depuis plusieurs semaines, Dighénis et ses travailleurs œuvraient à assainir les sols et canaliser la source qui inondait des étendues marécageuses. De ses terres inhospitalières, Dighénis ferait naître jardins, vergers et maraîchages.
Un cavalier chevauchait à brides abattues vers Höyük, village du nord de la Cilicie, au pied des monts du Taurus. Dans sa course, le cavalier ne faisait aucune attention aux paysans et badauds marchant le long des chemins, ceux-ci s'écartaient ou se jetaient sur les bas-côtés pour ne pas être frappés par l'animal en plein chevauchée, couvert de poussières et de sueur.
Le village dans lequel Dighénis faisait autorité apparut au cavalier. Une grosse grappe d'habitations s'accrochaient à une large élévation rocheuse qui dominait la plaine grasse et fertile. Le cavalier s’engagea sur l'unique chemin pierreux permettant d'accéder au village.
Dès que le cavalier qui se nommait Thaurus mit pied à terre, des enfants et des femmes s’approchèrent, curieux de sa venue.
- Où se trouve votre maître Dighénis ? leur grogna t’il.
Il y eut un temps de silence, tous et toutes l’observèrent avec intérêt, sans pour autant répondre à sa question.
- Je viens de loin porter des nouvelles à votre seigneur, précisa t’il fermement.
- Je vais vous conduire auprès de lui, répondit la voix cristalline d'une jeune paysanne.
Elle lui indiqua d'un léger signe de la main de la suivre. Les autres paysannes qui virent leur entreprenante consoeure accompagnée le chevalier Thaurus pouffèrent de rires moqueurs, gloussèrent, un peu envieuses.
Malgré les traits fatigués, Thaurus dégageait force et puissance de ses épaules larges et de sa tenue. Il avait les cheveux mi-longs et ondulés, son visage était tanné par le soleil et recouvert d'une couche fine de poussière, celle des chemins de Cilicie.
Thaurus était issu d’une ancienne et honorable lignée. Hier, sa famille avait assuré les plus hautes fonctions et exercé une haute autorité, aujourd’hui, il n’était plus que le protecteur d’un village. Sa famille avait été injustement accusée de traîtrise une génération auparavant. Ses parents et ses oncles avaient péri dans une lutte acharnée, dépossédés jusqu'au dernier arpent de terre, ôtés de tous les privilèges de leurs rangs.
Thaurus connaissait la vérité, si différente de la réalité. Le temps avait passé et enseveli la mémoire des événements. La seigneurie familiale avait été accaparée par de plus grands seigneurs et partagée entre tous. Thaurus restait l'unique représentant et témoin. Il ne restait que l'empreinte d'un renom qui risquait de disparaître mais il luttait avec force et rage, il œuvrait avec intelligence pour son parti. Dighénis et Thaurus s'étaient connus de nombreuses années auparavant aux portes d'Antioche dans la fureur et l’âpreté des combats. Le courage et la bravoure conduisirent leurs bras armés en ses temps troublés. Ils n'avaient eu que peu d’opportunités de se revoir depuis.
- Dighénis, des hommes venus de lointaine Syrie, avait commencé Thaurus, avant de se voir interrompu.
- De lointaine Syrie ! N’aurais-tu pas assez vécu ou voyagé pour parler ainsi de lointaine Syrie. C’est méconnaître l’étendue des terres ! s’exclama Dighénis moqueur.
- Je n’ai pas l’expérience de tes périples, mais garde-toi de penser que je manque de jugement. Je viens avec des nouvelles que tu ignores, l’avertit Thorus.
Thaurus avait des raisons sérieuses pour avoir parcouru tant de chemins. Dighénis le laissa poursuivre.
- Je chevauche depuis trois jours, et je viens t’instruire que des hommes d’armes, venus d’Alep, clament un spectre pire que les fléaux de la Bible.
- Qu’est-ce donc ce malheur qui te fait parler ainsi du Livre ? interrogea Dighénis que le regard sombre de Thaurus troublait, ne le sachant point nature à s’alarmer pour peu.
- Des mongols ont été aperçus au nord de la Syrie, ils arrivent nombreux.
- Nombreux ! C'est-à-dire, des caravanes de marchands ? des combattants ? parle, assura Dighénis.
- Les avant-gardes d’armées mongoles que certains disent immenses. Des centaines de cavaliers puissamment armées déferlent sur les villages et villes sans défense et Malatya aurait été prise.
- Méfiance aux paroles rapportées par autrui, elles sont souvent nées de l’esprit, assura Dighénis. Pourquoi es-tu là ?
- Un messager est présent à Bâlis, il attend ta venue, il arrive de Sis.
- Il est à craindre que tu dises alors vrai, s’obscurcit Dighénis.
Dighénis connaissait la réalité de la menace mongole et ne contesta pas plus encore la véracité des paroles de Thaurus. Et son instinct lui assurait que la venue de ce messager était un obscur augure. Dighénis était gouverneur de Bâlis, il lui fallait quitter les travaux de ce village, se promettant de s'y remettre au plus vite. Il paya grassement les journaliers pour que ceux-ci poursuivent la tâche en son absence, assurant à chacun que châtiment il y aurait si l'idée de ne point accomplir la besogne ou de le tromper leur venait en tête. Promptement, Dighénis ordonna de sceller un cheval et de préparer ses armes. Aidé dans la difficulté, il alla revêtir sa cotte de maille et sa tunique. Vêtu, il s’apprêtait à partir. Sur la placette de terre du village, Thaurus se tenait près d'une dizaine d’hommes, les femmes ayant été renvoyées à leurs travaux devant la présence du chevalier. Il s’agissait d’hommes du village, certains chefs de famille ou fils, des hommes de peine, quelques paysans et artisans ayant stoppés leur labeur pour assouvir leur curiosité aux propos rapportés par les femmes.
Dighénis, né en Cilicie, la moitié orientale de l’Asie Mineure en Turquie, aux confins orientaux de l’empire byzantin et à la frontière de la dynastie musulmane des Ayyoubides, était reconnu en chevalier émérite, en ordonnateur efficace et en capitaine d’armes à la noblesse d’âme. Il était seigneur de Cilicie et gouverneur de Bâlis, connu par-delà...