CHAPITRE PREMIER
DÉMISSION
Dans la chaude splendeur de cet après-midi de printemps, un gentleman d’apparence modeste mais sympathique, qui arpentait Piccadilly, s’engagea dans Halfmoon Street pour rentrer chez lui. Son air soucieux ne se dérida point en présence du personnage qui l’attendait dans son studio, bien calé dans son meilleur fauteuil, ayant à portée tabac et whisky, et lisant un volume de sa bibliothèque.
Ce personnage était évidemment un Anglais, encore que sa physionomie présentât quelques traits d’origine sémitique. Le gentleman à l’air soucieux, était sans conteste de race celte, bien que son costume et ses allures fussent purement anglais, et qu’il parût même un peu étonné de s’entendre saluer d’un nom bien français.
Car l’Anglais, déposant son livre sur le parquet, s’était levé du fauteuil, et lui tendait une main cordiale ; en s’exclamant :
— Comment va monsieur Duchemin ?
L’autre, après une légère pause, répondit, évasivement :
— Oh, « Duchemin », c’est de l’histoire ancienne. Mais, vous-même, comment allez-vous, monsieur Wertheimer ?
La poignée de main échangée, M. Duchemin déposa son chapeau, sa canne et ses gants de chamois, tandis que son ami, debout en face d’une cheminée sans feu, et exposant les mains à une flamme imaginaire, dissimulait sous un aimable reproche la curiosité éveillée en lui par son air préoccupé :
— Jolie habitude que vous avez de faire attendre vos amis. Je viens de passer ici plus de deux heures d’un temps que je dois au service de Sa Majesté.
— Comment pouvais-je deviner que vous auriez le front de vous introduire ici en mon absence et d’user de mon petit matériel ? riposta Duchemin, tout en se servant à son tour de tabac et de whisky. Mais on ne sait jamais quel nouvel outrage vous réserve le destin…
— Après vous le whisky, s’il en reste. Dites donc, je voudrais bien savoir où vous réussissez à vous procurer ce liquide d’avant-guerre. (Mais sans attendre qu’on lui refusât ce renseignement, M. Wertheimer reprit) : À en croire les témoignages de votre mine et de votre humeur, vous êtes allé cet après-midi aux quais de Tilbury accompagner au bateau Karslake et Sonia.
— Si vous faites souvent preuve d’une telle intelligence dans votre profession, mon cher, vous irez loin…
— Et cette aventure vous a laissé un peu triste.
— Je suppose que vous non plus, vous ne trouvez pas qu’il est agréable de se séparer de ceux qu’on aime.
— Mais quand c’est pour leur bien…
— Oui, je sais, concéda Duchemin. S’il arrivait quelque chose à Karslake, Sonia en aurait le cœur brisé, mais…
— Et après le rôle qu’il a joué dans cette affaire Vassilievsky, ce n’est pas en restant en Angleterre qu’il pourrait espérer prolonger beaucoup sa vie. C’est pourquoi nous lui avons donné ce poste à la légation britannique de Pékin.
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