Chapitre troisième.
Disparition d’Albertine
Voyant l’heure, et craignant qu’Albertine ne s’ennuyât, je demandai à Brichot, en sortant de la soirée Verdurin, qu’il voulût bien d’abord me déposer chez moi. Ma voiture le reconduirait ensuite. Il me félicita de rentrer ainsi directement (ne sachant pas qu’une jeune fille m’attendait à la maison), et de finir aussitôt et avec tant de sagesse, une soirée dont, bien au contraire, je n’avais en réalité fait que retarder le véritable commencement. Puis il me parla de M. de Charlus. Celui-ci eût sans doute été stupéfait en entendant le professeur, si aimable avec lui, le professeur qui lui disait toujours : « Je ne répète jamais rien », parler de lui et de sa vie sans la moindre réticence. Et l’étonnement indigné de Brichot n’eût peut-être pas été moins sincère si M. de Charlus lui avait dit : « On m’a assuré que vous parliez mal de moi. » Brichot avait, en effet, du goût pour M. de Charlus et, s’il avait eu à se reporter à quelque conversation roulant sur lui, il se fût rappelé bien plutôt les sentiments de sympathie qu’il avait éprouvés à l’égard du baron, pendant qu’il disait de lui les mêmes choses qu’en disait tout le monde, que ces choses elles-mêmes. Il n’aurait pas cru mentir en disant : « Moi qui parle de vous avec tant d’amitié », puisqu’il ressentait quelque amitié, pendant qu’il parlait de M. de Charlus. Celui-ci avait surtout pour Brichot le charme que l’universitaire demandait avant tout dans la vie mondaine, et qui était de lui offrir des spécimens réels de ce qu’il avait pu croire longtemps une invention des poètes. Brichot, qui avait souvent expliqué la deuxième églogue de Virgile sans trop savoir si cette fiction avait quelque fond de réalité, trouvait sur le tard, à causer avec M. de Charlus, un peu du plaisir qu’il savait que ses maîtres M. Mérimée et M. Renan, son collègue M. Maspéro avaient éprouvé, voyageant en Espagne, en Palestine, en Égypte, à reconnaître, dans les paysages et les populations actuelles de l’Espagne, de la Palestine et de l’Égypte, le cadre et les invariables acteurs des scènes antiques qu’eux-mêmes dans les livres avaient étudiées. « Soit dit sans offenser ce preux de haute race, me déclara Brichot dans la voiture qui nous ramenait, il est tout simplement prodigieux quand il commente son catéchisme satanique avec une verve un tantinet charentonesque et une obstination, j’allais dire une candeur, de blanc d’Espagne et d’émigré. Je vous assure que, si j’ose m’exprimer comme Mgr d’Hulst, je ne m’embête pas les jours où je reçois la visite de ce féodal qui, voulant défendre Adonis contre notre âge de mécréants, a suivi les instincts de sa race, et, en toute innocence sodomiste, s’est croisé. » J’écoutais Brichot et je n’étais