CE COCHON DE MORIN
A M. Oudinot.
6
I
« Ça, mon ami, dis-je à Labarbe, tu viens encore de prononcer ces
quatre mots, « ce cochon de Morin ». Pourquoi, diable, n’ai-je jamais
entendu parler de Morin sans qu’on le traitât de « cochon » ?
Labarbe, aujourd’hui député, me regarda avec des yeux de chat-
huant. « Comment, tu ne sais pas l’histoire de Morin, et tu es de la
Rochelle ? »
J’avouai que je ne savais pas l’histoire de Morin. Alors Labarbe se
frotta les mains et commença son récit.
« Tu as connu Morin, n’est-ce pas, et tu te rappelles son grand
magasin de mercerie sur le quai de la Rochelle ?
— « Oui, parfaitement.
— « Eh bien, sache qu’en 1862 ou 63 Morin alla passer quinze
jours à Paris, pour son plaisir, ou ses plaisirs, mais sous prétexte de
renouveler ses approvisionnements. Tu sais ce que sont, pour un
commerçant de province, quinze jours de Paris. Cela vous met le feu
dans le sang. Tous les soirs des spectacles, des frôlements de
femmes, une continuelle excitation d’esprit. On devient fou. On ne
voit plus que danseuses en maillot, actrices décolletées, jambes
rondes, épaules grasses, tout cela presque à portée de la main, sans
qu’on ose ou qu’on puisse y toucher. C’est à peine si on goûte, une
fois ou deux, à quelques mets inférieurs. Et l’on s’en va, le cœur
encore tout secoué, l’âme émoustillée, avec une espèce de
démangeaison de baisers qui vous chatouillent les lèvres.
Morin se trouvait dans cet état, quand il prit son billet pour la