II
À Cologne, Gilbert s’embarqua à bord d’un bateau à vapeur pour remonter le Rhin jusqu’à dix ou douze lieues en amont de Bonn. Vers le soir, un brouillard épais s’étendit sur le fleuve et ses rives. On dut jeter l’ancre et demeurer en panne toute la nuit. Ce contre-temps rendit Gilbert mélancolique ; il y retrouvait une image de sa destinée. Il avait, lui, aussi, un courant à remonter, et plus d’une fois un triste et sombre brouillard était venu lui dérober la vue de son chemin.
Au matin, le temps s’éclaircit ; on leva l’ancre, et à deux heures après midi Gilbert débarquait à une station distante de deux lieues du Geierfels. Il n’était pas pressé d’arriver. Bien qu’il fût « né tout consolé, » comme le lui reprochait quelquefois M. Lerins, il redoutait le moment où les portes de sa prison se refermeraient derrière lui, et il était disposé à jouir pendant quelques heures encore de sa chère liberté. « Nous allons nous quitter, lui disait-il, prenons du moins le temps de nous faire nos adieux ! » Au lieu de louer une voiture pour transporter sa personne et ses effets, il consigna ses malles chez un commissionnaire qui s’engageait à les lui expédier le lendemain, et il se mit en chemin à pied, portant sous son bras une petite valise, et se promettant bien de ne point se hâter. Une heure plus tard, il avait quitté la grande route, et il se reposait dans un humble cabaret situé sur un monticule planté de beaux arbres. Il se fit servir à dîner sous une tonnelle. Son repas se composa d’une tranche de jambon fumé et d’une omelette au cerfeuil, qu’il arrosa d’un petit vin clairet qui ne sentait point l’évent. Ce festin à la Jean-Jacques lui parut délicieux ; il était assaisonné de cette liberté du cabaret qui était plus chère à l’auteur des Confessions que la liberté même d’écrire.
Quand il eut fini de manger, Gilbert se fit apporter une tasse de café, ou plutôt de ce breuvage noirâtre qu’on appelle café en Allemagne. Il eut peine à le boire, et il se prit à regretter l’excellent moka qu’apprêtait de ses mains Mme Lerins. Cela le fit penser à cette aimable femme et à son mari.
« C’est singulier, se dit-il, ces excellentes gens m’aiment beaucoup et me connaissent bien peu. Tous les conseils qu’ils me donnaient l’autre jour s’adressaient à un Gilbert de fantaisie. Ils ne savent pas à quel point je suis raisonnable. Par moments, il me semble que j’ai déjà vécu une fois, tant mon âme prend aisément toutes les attitudes que commandent les circonstances. »
Bientôt Gilbert oublia Paris et Mme Lerins, et il tomba dans une vague rêverie. On était dans les premiers jours de mai. Les arbres commençaient à verdoyer. C’était ce moment si so