CHAPITRE IV
UN JOUEUR
La route étroite et pittoresque était devenue un enfer de bruit et de mauvaises odeurs. Les longs museaux nickelés des Rolls voisinaient avec les nez camus des Fords ; il y avait de grands autocars surplombant de petites deux places – transformées en trois places pour la circonstance, – de grandes voitures françaises, des voitures de louage très brillantes, des voitures lourdement chargées de gros hommes et de grosses femmes qui s’éventaient. La chaleur torride du soleil de juin sur cette route sans air, le bruit et le fracas des voitures, les fumées denses de vapeur d’essence et la lenteur exaspérante de chaque mouvement en avant éprouvaient la patience et le caractère de dix mille automobilistes embouteillés.
Trois sergents de ville trempés de sueur s’efforçaient de faire circuler deux interminables files de voitures qui se rejoignaient à une bifurcation de la route. Ils criaient après les conducteurs ; ils faisaient des signaux désespérés qu’on ne regardait pas ou qu’on ne comprenait pas, et, dans leur frénésie, ils hurlaient des insultes aux grands et aux petits qui les questionnaient.
Dans cet encombrement, tous les hommes se retrouvaient égaux. La luxueuse « Brayanze » de Lord Fellingfield se trouvait placée à côté d’un taxi dont deux des occupants avaient été condamnés dernièrement par le même Lord Fellingfield à quelques mois d’emprisonnement. Aaron Wintergold, dans un costume à carreaux et portant sur lui toute sa batterie de diamants, se trouvait joue à joue avec Lord Bramton qui l’avait fait expulser du champ de courses trois ans auparavant.
Une limousine resplendissante était occupée par deux jeunes gens à l’air ennuyé qui avaient chaud et se sentaient mal à l’aise avec leurs chapeaux haut de forme et leurs pardessus à taille pincée et deux jeunes femmes dont les yeux avaient ce regard tendu qui, dans l’aristocratie anglaise, signifie le comble de l’exaspération.
La voiture avançait de quelques mètres, puis s’arrêtait, son radiateur à quelques centimètres du numéro du taxi qui le précédait.
« C’est terrible, dit une des ladies, une jolie femme mince de quarante-cinq ans. Nous avons mis une heure pour faire cinq cents mètres... J’avais dit à Roger de prendre la route de Windsor. Il y a là un raccourci que n’emploient jamais les autocars.
– Si la police…, commença l’un des jeunes gens.
– Allons, Reggie, du calme… Qui est cet homme ? »
Ils avaient rejoint une élégante conduite intérieure dont le radiateur avait la forme de la proue d’un destroyer.
À l’intérieur était un homme d’un certain âge, de figure fine et agréable. Il était imberbe, mais deux favoris blancs comme neige descendaient le long de ses joues à mi-hauteur des oreilles. Ses sourcils embroussaillés encore noirs suffisaient à donner à son visage une apparence saisissante.
Il lisait un livre à travers des lunettes cerclées d’écaille, et la plus jeune des femmes de l’au