Acte deuxième
Scène I
ARNOLPHE, seul.
Il m’est, lorsque j’y pense, avantageux sans doute
D’avoir perdu mes pas, et pu manquer sa route :
Car enfin de mon cœur le trouble impérieux
N’eût pu se renfermer tout entier à ses yeux ;
Il eût fait éclater l’ennui qui me dévore,
Et je ne voudrais pas qu’il sût ce qu’il ignore.
Mais je ne suis pas homme à gober le morceau
Et laisser un champ libre aux vœux du damoiseau.
J’en veux rompre le cours, et, sans tarder, apprendre
Jusqu’où l’intelligence entre eux a pu s’étendre :
J’y prends pour mon honneur un notable intérêt ;
Je la regarde en femme, aux termes qu’elle en est ;
Elle n’a pu faillir sans me couvrir de honte,
Et tout ce qu’elle a fait enfin est sur mon compte.
Éloignement fatal ! voyage malheureux !
(Il frappe à sa porte.)
Scène II
Arnolphe, Alain, Georgette.
ALAIN
Ah ! monsieur, cette fois…
ARNOLPHE
Paix. Venez çà tous deux.
Passez là, passez là. Venez là, venez, dis-je.
GEORGETTE
Ah ! vous me faites peur, et tout mon sang se fige.
ARNOLPHE
C’est donc ainsi qu’absent vous m’avez obéi ?
Et tous deux de concert vous m’avez donc trahi ?
GEORGETTE, tombant aux genoux d’Arnolphe.
Eh ! ne me mangez pas, monsieur, je vous conjure.
ALAIN, à part.
Quelque chien enragé l’a mordu, je m’assure.
ARNOLPHE, à part.
Ouf ! je ne puis parler, tant je suis prévenu ;
Je suffoque, et voudrais me pouvoir mettre nu.
(À Alain et à Georgette.)
Vous avez donc souffert, ô canaille maudite,
(À Alain qui veut s’enfuir.)
Qu’un homme soit venu… ? Tu veux prendre la fuite !
(À Georgette.)
Il faut que sur-le-champ… Si tu bouges… Je veux
(À Alain.)
Que vous me disiez… Euh ! oui, je veux que tous deux…
(Alain et Georgette se lèvent, et veulent encore s’enfuir.)
Quiconque remuera, par la mort ! je l’assomme.
Comme est-ce que chez moi s’est introduit cet homme ?
Eh ! parlez. Dépêchez, vite, promptement, tôt,
Sans rêver. Veut-on dire ?
ALAIN ET GEORGETTE
Ah ! ah !
GEORGETTE, retombant aux genoux d’Arnolphe.
Le cœur me faut !
ALAIN, retombant aux genoux d’Arnolphe.
Je meurs.
ARNOLPHE, à part.
Je suis en eau : prenons un peu d’haleine ;
Il faut que je m’évente et que je me promène.
Aurais-je deviné, quand je l’ai vu petit,
Qu’il croîtrait pour cela ? Ciel ! que mon cœur pâtit !
Je pense qu’il vaut mieux que de sa propre bouche
Je tire avec douceur l’affaire qui me touche.
Tâchons à modérer notre ressentiment.
Patience, mon cœur, doucement, doucement.
(À Alain et à Georgette.)
Levez-vous, et, rentrant, faites qu’Agnès descende.
(À part.)
Arrêtez. Sa surprise en deviendrait moins grande :
Du chagrin qui me trouble ils iraient l’avertir,
Et moi-même je veux l’aller faire sortir.
(À Alain et à Georgette.)
Que l’on m’attende ici.
Scène III
Alain, Georgette.
GEORGETTE
Mon Dieu ! qu’il est terrible !
Ses regards m’ont fait peur, mais une peur horrible ;
Et jamais je ne vis un plus hideux chrétien.
ALAIN
Ce monsieur l’a fâché ;