: Charles Ferdinand Ramuz
: Le Règne de l'Esprit malin
: Librorium Editions
: 9783965442719
: 1
: CHF 0,90
:
: Fantasy
: French
: 231
: Wasserzeichen
: PC/MAC/eReader/Tablet
: ePUB
Le règne de lesprit malin a pour sujet lirruption dun principe maléfique dans une communauté paysanne. Comme dans une vieille légende, ce principe perturbateur nest personne dautre que le Diable, qui revêt pour loccasion la personnalité du cordonnier Branchu. Aveuglés par son pouvoir suborneur, les villageois ne reconnaissent pas le Malin. Il débauche ceux qui le suivent par les biens dont il les comble, tandis que les rares personnes qui lui résistent vivent dans une misère indicible.

Charles Ferdinand Ramuz, né à Lausanne le 24 septembre 1878 et mort à Pully le 23 mai 1947, est un écrivain et poète suisse dont l'uvre comprend des romans, des essais et des poèmes où figurent au premier plan les espoirs et les désirs de l'Homme.

III


À quelques jours de là, le menuisier apporta les meubles ; le lundi suivant, Branchu s’absenta. Personne ne le vit partir.

Il ne rentra que le samedi ; un homme l’accompagnait, l’homme menait un mulet par la bride.

La bête était tout en sueur, elle avait le mors blanc d’écume comme si elle avait fait une longue course au soleil ; et Branchu aida l’homme à descendre du bât les paquets qui furent d’abord deux gros sacs, puis une sorte de sacoche en cuir de forme plate, où il devait y avoir des objets de fer, à en juger d’après le bruit qu’elle faisait.

Le tout fut entré dans la pièce de devant, où l’établi était déjà installé, et celui que tout le monde connaissait maintenant sous le nom de Branchu paya l’homme du mulet, ce qui fit 55 fr. 30. Là-dessus, l’homme s’en retourna, non sans s’être pourtant arrêté à l’auberge, où il raconta qu’il était de Borne-Dessous, qui est une petite ville dans la vallée ; et il ne cacha pas, d’ailleurs, que, ce que son mulet avait transporté ce jour-là, c’étaient des cuirs de diverses sortes et toutes les espèces de marchandises dont a besoin un cordonnier qui s’établit.

Il disait vrai, comme on le vit dès le lendemain, qui fut le jour que Branchu ouvrit boutique. Partout, des peaux pendaient aux murs ; l’établi était couvert d’outils neufs, marteaux, tranchets, alênes ; il y avait de la poix dans un pot, et des clous plein des boîtes et aussi des chevilles.

Lui-même se tenait assis sur une espèce de chaise basse, sans dossier, et, bien qu’il fût de très bonne heure encore, ayant assujetti devant lui une petite enclume à bout rond, il tapait dessus avec son marteau.

Il faisait beau temps ce jour-là ; le soleil, qui se levait justement, régnait en haut de la montagne, d’où montaient, comme en fuite, vers les sommets du ciel, des petits nuages tout ronds ; mais on met sa main sur ses yeux, s’il faut, et d’ailleurs ce soleil ne semblait pas incommoder Branchu : vêtu de neuf, avec un beau tablier de toile verte tout neuf et une chemise de flanelle coton à rayures dont les manches étaient troussées, il avait l’air tout heureux au contraire de la lumière et du beau temps.

Voilà un homme content, on se dit, et c’est rare ; enfin un cordonnier convenable, on se dit ; plus très jeune, mais qu’est-ce que ça fait ? et d’ailleurs pas très vieux non plus, et qui a l’air d’être en santé et de ne pas marchander sa peine.

Beaucoup de gens allaient et venaient dans la ruelle ; ils pensaient : « Ça nous change du père Porte ; quel vieux dégoûtant c’était là !