UN BON MÉNAGE
René Dalley, à vingt-sept ans, ne manquait pas d’avantages. Ce beau garçon n’avait pas tout sacrifié aux sports et à la danse : il avait lu avec quelque profit les livres qui sont à la mode non pas dans le gros public mais dans les cercles raffinés. Par ailleurs, il s’était préparé à son métier avec un soin qui lui donnait, par instants, l’illusion du sérieux. Aussi lui prêtait-on un avenir d’architecte.
Rien ne pressait : de son père, ingénieur bien placé dans les wagons-lits, il recevait assez d’argent de poche pour attendre agréablement sa sortie de l’École des Beaux-Arts et les premières commandes sérieuses. Et la bonne naissance de sa mère, des manières étudiées et surtout l’agrément d’une haute et svelte taille le faisaient recevoir partout. Il dansait bien et il parlait bien : cette rencontre assez rare ameutait les filles autour de lui. Agréable jeunesse, faisons-la durer.
Mais il y eut, autour de lui, la conspiration qui se produit souvent dans la bourgeoisie moyenne autour d’un jeune homme qui plaît. Ses parents avaient vu avec complaisance son succès constant dans les bals et sur les terrains de tennis ; ils voulaient qu’il le monnayât le plus vite possible par un riche mariage et les demoiselles qui avaient de l’argent entraient toutes avec entrain dans cette idée. René n’avait que l’embarras du choix : il pouvait aisément trouver une belle dot et accéder en même temps à un échelon supérieur dans la hiérarchie bourgeoise.
Il pouvait, par exemple, passer de la moyenne bourgeoisie libérale dans le gros et ancien négoce.
René, assez sensuel, mais d’une sensualité sentimentale qui le préparait plutôt aux regrets mélancoliques qu’aux convoitises impérieuses, allait d’abord de l’une à l’autre, se gorgeant des privautés que tour à tour chacune lui accordait. Prudent et, par ailleurs, assouvi dans les maisons de passe, il s’amusait au charme fallacieux de tout ce qui est possibilité point trop serrée de près.
Mais, bientôt, il s’aperçut que les autres ne vous accordent pas pour longtemps le droit de jouer avec eux : filles et familles maugréaient et se détournaient avec dépit.
C’est que le choix n’était pas aussi facile qu’on le lui avait dit et qu’il l’avait cru. La plus jolie n’était pas la plus riche ou bien alors elle était trop riche ou de trop bonne extraction et ses parents regimbaient. Si elle était riche, jolie et abordable, elle n’était vraiment pas bien intelligente. Et ainsi, comme il y avait toujours quelque chose qui n’allait pas, le temps passait.
Alors, René prit peur. Voici à quel prétexte s’attacha sa peur. Il avait décidément du talent et des idées assez fermes et audacieuses sur l’architecture de notre temps ; il découvrit que, pour accomplir ces idées, il lui faudrait renoncer aux gains rapides. Or, sa gêne dorée lui était déjà insupportable. Il se forgea donc le dilemme qui bouche l’horizon aux faibles : se prostituer dans son métier ou se prostituer dans la vie. Apparemment, ce garçon qui semblait pourtant plus voluptueux et sentimental qu’intellectuel et plus désireux de femmes que de travaux, opta pour la défense de son métier. Ce qu’il y avait de plus rigoureux en lui s’alliait avec ce qu’il y avait de plus lâche pour l’incliner brusquement à une décision.
Justement des amis l’invitèrent à voir une fille qu’il ne connaissait pas, qui débarquait à Paris. Violette Joubert y avait été élevée mais elle venait de passer deux ans au Mexique où ses parents avaient une grosse affaire d’exportation. René vint à ce cocktail avec l’intention d’épouser à tout prix cette dernière venue dont on lui disait qu’elle était jolie, fort lettrée et tout à fait maîtresse de son choix. Instruit par l’expérience, il savait qu’il y aurait à coup sûr quelque fâcheuse contrepartie à tant de mérites. Mais il se faisait fort de mater, cette fois-ci, sa sensibilité et de venir à bout de l’obstacle.
L’inquiétant, c’est qu’en entrant dans le salon, il se considère comme un homme perdu d’astuce, qui est désormais trop intéressé pour pouvoir aimer par-dessus le marché.
En tout cas, au premier coup d’œil, il constate que Violette, avant d’avoir ouvert la bouche, lui plaît si certainement par sa peau et sa forme qu’il peut l’épouser, les oreilles fermées. Il plaît à Violette et il l’épouse peu de temps après.
Les premiers temps du ménage s’annoncèrent bien. René et Violette, après un long voyage d’études en Sicile et en Grèce, reparurent avec un air content. Ils s’installèrent dans un agréable huitième, quai de Passy. René prépara tranquillement un projet d’aéroport fort révolutionnaire et Violette commença de petites réceptions où se pressait une assez brillante jeunesse.
Violette était amoureuse de son mari, et d’une façon aiguë.
Le sentiment qu’elle avait, bien qu’elle fût pure française, d’être un peu étrangère à Paris, l’inclination à imaginer et à souffrir que lui avait laissée une solitude compliquée de beaucoup de livres, le passé bruyant de René, tout cela la préparait à l’inquiétude et à la jalousie. Elle goûtait beaucoup l’intimité avec lui et comptait la défendre contre toutes celles qui auraient pu aussi bien en jouir à sa place et qui pouvaient songer bientôt à la lui disputer.
Tous les soirs, les Dalley se retrouvaient parmi trois ou quatre jeunes couples. Tous ces couples étaient fragiles et pouvaient se casser facilement en se heurtant les uns aux autres. Le divorce et sa promesse romanesque, c’est le cadeau secret qu’on trouve au fond de chaque corbeille de noces, caché sous tous les autres. Et il y avait des filles libres qui étaient prêtes à changer d’amant ou à enfin se former un mari.
Mais Violette, si elle était sensible et facilement frissonnante, avait aussi du courage et le goût de la persévérance ; elle avait même de la ténacité. Elle commença à monter autour de René une garde extrêmement subtile et habile. Voyant Paris du dehors, elle en percevait plus vite tous les mécanismes et le moyen de s’en servir.
Et René ? René n’avait pu se répéter tout d’abord que son net sentiment du premier jour : elle me plaît. Oui, elle lui plaisait. Violette était précisément cette brune à peau très blanche, à yeux gris qu’il avait cherchée laborieusement à travers toutes sortes de châtains trop flous. Elle continuait de lui plaire ; mais elle lui plaisait et lui déplaisait.
Lors de sa présentation à Violette il s’était mis en tête que, cette Violette inconnue, il l’épouserait pour son argent et non pour des mérites suffisants. On ne saura jamais si ce fut par parti pris ou parce que quelque chose vraiment dans l’esprit de Violette ne lui convenait pas qu’il ne se livra pas tout à fait. Sous certains rapports, il se sentait, par elle, obligé de l’admirer, ce qui l’empêchait de la goûter. Il lui reprochait cette disposition combative qu’elle apportait à défendre leur amour, ce calcul, cette perspicacité, cette habileté que, tout de suite, elle avait montrés à comprendre sa coquetterie avec les femmes, ses préférences possibles, les répugnances aussi qui pouvaient les contrecarrer et qu’elle pouvait exploiter. Il se sentait jugé, jaugé, investi, dominé : son orgueil s’en indignait et préparait une rancune.
Il ne reprochait pas tant à Violette le poids que sa réflexion faisait peser sur lui, que le fait même de réfléchir. Il y voyait la preuve d’une nature sèche. Et il la jugeait d’après lui-même : «
Elle ne m’aime pas, elle me désire seulement. » Il ne croyait pas qu’on pût mettre tant d’intelligence au service de beaucoup de passion. Pour lui, rêvant au risque, la tendresse qu’il demandait ne pouvait aller qu’avec beaucoup de nonchalance, d’abandon.
Il chercha cela, sans se l’avouer, chez les autres femmes qui venaient souvent dans le joli atelier du quai de Passy. Il le trouva au bout de deux ans, et au plus...