II
Gaufres et cornichons
Nous arrivâmes à Anvers à onze heures. Pour ne pas manquer le bateau, qui partait à midi, nous allâmes déjeuner sur le quai en face du bateau même. À midi, nous étions installés à bord. À midi cinq minutes, nous partions, accompagnés d’une jolie petite pluie fine que je crois particulière à Anvers, attendu que je l’y ai constamment retrouvée à chacun des voyages que j’ai faits dans cette ville.
Biard n’était pas sans inquiétude sur la façon dont nous nous logerions à Rotterdam, à la Haye et à Amsterdam, une cérémonie comme celle à laquelle nous allions assister devant amener un grand concours de voyageurs.
Mais je suis homme de précaution. D’ailleurs, quelle est la ville où je ne connaisse pas quelqu’un ?
En 1840 je descendais le Rhône. Embarqué à Lyon à quatre heures du matin, je m’étais endormi vers onze heures ou midi, sur le pont, à l’ombre de la tente, doucement caressé par cette brise fraîche qui court à la surface des fleuves.
C’était une si douce chose que ce sommeil, que, deux ou trois fois éveillé à moitié par un accident quelconque, je n’avais pas voulu rouvrir les yeux de peur de m’éveiller tout à fait. J’étais donc resté immobile, la raison suspendue au-dessus de ce vague qui accompagne le crépuscule du sommeil, quand, tiré de ma béate rêverie par une troisième ou quatrième secousse, je sentis pénétrer pour ainsi dire, dans le demi-jour de mon cerveau, quelques mots prononcés en français par des voix de femmes, teintés d’un léger accent anglais.
Je rouvris tout doucement les yeux, et, regardant avec précaution autour de moi, je distinguai, entre mes paupières closes aux trois quarts, un groupe composé de deux jeunes femmes de dix-huit à vingt ans, d’un jeune homme de vingt-six à vingt-huit, et d’un homme de trente-quatre à trente-six.
Les deux femmes étaient charmantes, non seulement de leur propre beauté, mais encore de cette grâce naïve et presque nonchalante toute particulière aux Anglaises.
Les deux hommes étaient remarquables de distinction.
Il y avait discussion dans le groupe.
La discussion roulait sur l’itinéraire à suivre : descendrait-on à Avignon, pousserait-on jusqu’à Arles ?
C’était fort grave et surtout fort embarrassant pour des étrangers qui n’avaient d’autre guide que Richard.
– Il faudrait, hasarda une des deux femmes, que quelqu’un qui eût fait le voyage par Arles et par Avignon voulût bien nous renseigner.
Ce souhait semblait envoyé à mon adresse. J’avais fait trois ou quatre fois la route de Lyon à Marseille par le Rhône et par chacune de ces deux villes. Je pensai que le moment était venu de me présenter, et que le service que j’allais rendre à la société voyageuse me ferait pardonner ma hardiesse.
Je rouvris les yeux tout à fait, et, m’inclinant à moitié :
– Si ces messieurs veulent permettre à l’auteur desImpressions de voyage de les éclairer sur cette grave question, interrompis-je, je dirai à ces dames que mieux vaut aller par Arles que par Avignon.
Les deux jeunes femmes rougirent ; les deux hommes se retournèrent de mon côté avec le sourire de la courtoisie sur les lèvres. Il était évident qu’ils me connaissaient avant que je ne leur parlasse, et que pendant mon sommeil on leur avait dit qui j’étais.
– Et pourquoi cela, s’il vous plaît ? me demanda l’aîné des deux voyageurs.
– D’abord, parce qu’en passant par Arles, vous verrez Arles, qui vaut bien la peine d’être vue. Puis, d’Arles à Marseille, vous aurez un chemin sans poussière et extrêmement curieux, en ce qu’il longe d’un côté la Camargue, c’est-à-dire l’ancien camp de Marins, et de l’autre la Crau.
– Mais il faut que nous soyons à Marseille après-demain.
– Nous y serons.
– Nous partons par le bateau de Livourne.
– Je pars par le même bateau.
– Nous voulons être à Florence pour la Saint-Jean.
– J’y suis attendu pour cette époque.
– Comment irons-nous d’Arles à Marseille ?
– J’ai ma calèche sur le bateau. Nous sommes cinq, on y tient six ; nous prendrons des chevaux de poste. Nous irons en pique-nique, et tout le long de la route, je serai votre cicérone.
Nos deux voyageurs se retournèrent vers les deux jeunes femmes, qui firent de la tête un signe presque imperceptible ; la chose était décidée.
On en était encore à la lune de miel dans le double ménage, et, pendant la lune de miel, la femme, on le sait, a l’initiative de la décision.
Nous fîmes un charmant voyage. À Arles, nous visitâmes les Arènes et achetâmes des saucissons. À Marseille, nous fûmes reçus par Méry et mangeâmes chez Courty. Enfin à Florence, nous vîmes les courses de chars chez monsieu