Nous pourrions commencer par une définition de l’âme collective, mais il nous semble beaucoup plus rationnel de donner au lecteur un aperçu d’ensemble des phénomènes qui s’y rattachent, en mettant sous ses yeux quelques-uns d’entre eux, choisis parmi les plus saillants et les plus caractéristiques et en les faisant servir de point de départ à nos recherches ultérieures. Ce double but ne saurait être mieux réalisé qu’en prenant pour guide le livre, devenu justement célèbre, de M. Gustave Le Bon : Psychologie des foules1 . Voici, une fois de plus, quelle est exactement la situation. Après avoir examiné et analysé les prédispositions, tendances, instincts, mobiles et intentions de l’individu jusque dans ses actions et dans ses rapports avec ses semblables, la psychologie verrait subitement se dresser devant elle une nouvelle tâche réclamant impérieusement une solution. Elle aurait à fournir l’explication de ce fait surprenant que l’individu qu’elle croyait avoir rendu intelligible, se met, dans certaines conditions, à sentir, à penser et à agir d’une manière toute différente de celle à laquelle on pourrait s’attendre, et que ces conditions sont fournies par son incorporation dans une foule humaine ayant acquis le caractère d’une « foule psychologique ». Qu’est-ce donc qu’une foule ? D’où lui vient le pouvoir d’exercer une influence aussi décisive sur la vie psychique de l’individu ? en quoi consistent les modifications psychiques qu’elle fait subir à l’individu ? C’est la tâche de la psychologie collective théorique de fournir des réponses à ces trois questions. Et pour bien s’acquitter de cette tâche, elle doit commencer par la troisième.
C’est, en effet, l’observation des modifications imprimées aux réactions individuelles qui forme la matière de la psychologie collective. Or, tout essai d’explication doit être précédé de la description de ce qui est à expliquer. Je laisse donc la parole à M. Le Bon. « Le fait le plus frappant, dit-il, présenté par une foule psychologique est le suivant : quels que soient les individus qui la composent, quelques semblables ou dissemblables que puissent être leur genre de vie, leurs occupations, leur caractère ou leur intelligence, le seul fait qu’ils sont transformés en foule, les dote d’une sorte d’âme collective. Cette âme les fait sentir, penser et agir d’une façon tout à fait différente de celle dont sentirait et agirait chacun d’eux isolément. Certaines idées, certains sentiments ne surgissent et ne se transforment en actes que chez les individus en foule. La foule psychologique est un être provisoire, composé d’éléments hétérogènes, pour un instant soudés, absolument comme les cellules d’un corps vivant forment par leur réunion un être nouveau manifestant des caractères fort différents de ceux que chacune de ces cellules possède »2 . Nous prenons la liberté d’interrompre l’exposé de M. Le Bon par nos commentaires et nous commençons par formuler la remarque suivante : puisque les individus faisant partie d’une foule sont fondus en une unité, il doit bien y avoir quelque chose qui les rattache les uns aux autres, et il est possible que ce quelque chose soit précisément ce qui caractérise la foule. Laissant cette question sans réponse, M. Le Bon s’occupe des modifications que l’individu subit dans la foule et les décrit dans des termes qui s’accordent avec les principes fondamentaux de notre psychologie de l’inconscient. « On constate aisément combien l’individu en foule diffère de l’individu isolé, mais d’une pareille différence les causes sont moins faciles à découvrir.
Pour arriver à les entrevoir, il faut se rappeler d’abord cette observation de la psychologie moderne : que ce n’est pas seulement dans la vie organique, mais encore dans le fonctionnement de l’intelligence que les phénomènes inconscients jouent un rôle prépondérant. La vie consciente de l’esprit ne représente qu’une très faible part auprès de sa vie inconsciente. L’analyste le plus subtil, l’observateur le plus pénétrant n’arrive à découvrir qu’un bien petit nombre des mobiles inconscients qui le mènent. Nos actes conscients dérivent d’un substratum inconscient, formé surtout d’influences héréditaires. Ce substratum renferme les innombrables résidus ancestraux qui constituent l’âme de la race. Derrière les causes avouées de nos actes, se trouvent des causes secrètes, ignorées de nous. La plupart de nos actions journalières sont l’effet de mobiles cachés qui nous échappent3 . Dans une foule, pense M. Le Bon, les acquisitions individuelles s’effacent et la personnalité propre à chacun disparaît. Le patrimoine inconscient de la race vient occuper le premier plan, l’hétérogène se fond dans l’homogène. Nous dirons que la superstructure psychique, qui s’est formée à la suite d’un développement variant d’un individu à l’autre, a été détruite et a mis à nu la base inconsciente, uniforme, commune à tous. C’est ainsi que se formerait le caractère moyen de l’individu d’une foule. Mais M. Le Bon trouve que l’individu faisant partie d’une foule présente en outre des propriétés nouvelles qu’il ne possédait pas auparavant, et il cherche à expliquer cette apparition de nouvelles propriétés par trois facteurs différents. « Diverses causes déterminent l’apparition des caractères spéciaux aux foules.
La première est que l’individu en foule acquiert, par le fait seul du nombre, un sentiment de puissance invincible lui permettant de céder à des instincts que, seul, il eût forcément refrénés. Il y cédera d’autant plus volontiers que, la foule étant anonyme et par conséquent irresponsable, le sentiment de la responsabilité, qui retient toujours les individus, disparaît entièrement4 ». Notre point de vue nous dispense d’attacher une grande valeur à l’apparition de nouveaux caractères. Il nous suffit de dire que l’individu en foule se trouve placé dans des conditions qui lui permettent de relâcher la répression de ses tendances inconscientes. Les caractères en apparence nouveaux qu’il manifeste alors ne sont précisément que des manifestations de cet inconscient où sont emmagasinés les germes de tout ce qu’il y a de mauvais dans l’âme humaine ; que la voix de la conscience se taise ou que le sentiment de la responsabilité disparaisse dans ces circonstances, – c’est là un fait que nous n’avons aucune difficulté à comprendre. Nous avons dit, il y a longtemps, que c’est l’« angoisse sociale » qui forme le noyau de ce qu’on appelle la conscience morale.5 Une seconde cause, la contagion mentale, intervient également pour déterminer chez les foules la manifestation de caractères spéciaux, et en même temps leur orientation.
La contagion est un phénomène aisé à constater, mais non expliqué encore et qu’il faut rattacher aux phénomènes d’ordre hypnotique que nous étudierons dans un instant. Chez une foule, tout sentiment, tout acte est contagieux, et contagieux à ce point que l’individu sacrifie très facilement son intérêt personnel à l’intérêt collectif. C’est là une aptitude contraire à sa nature, et dont l’homme ne devient guère capable que lorsqu’il fait partie d’une foule6 . « Une troisième cause, et de beaucoup la plus importante, détermine dans des individus en foule des caractères spéciaux, parfois fort opposés à ceux de l’individu isolé. Je veux parler de la suggestibilité, dont la contagion, mentionnée plus haut, n’est d’ailleurs qu’un effet. Pour comprendre ce phénomène, il faut avoir présentes à l’esprit certaines découvertes récentes de la physiologie. Nous savons aujourd’hui qu’un individu peut être placé dans un état tel qu’ayant perdu sa personnalité consciente, il obéisse à toutes les suggestions de l’opérateur qui la lui a fait perdre et commette les actes les plus...