Chapitre 1
La forêt au travail
Où ai-je lu qu’un rêveur,
croyant lire des caractères gravés
sur l’écorce des chênes emportée par le vent,
conçut l’art d’imprimer au fond des bois ?
Pierre Bergounioux
L’homme préhistorique a connu la forêt comme un élément majeur de son cadre de vie. Dans la préhistoire, les ères glaciaires ont alterné avec des périodes de réchauffement favorisant le développement des forêts. Ainsi, au Néolithique, elles s’étendaient sur la plus grande partie du sol européen, couvrant environ 65 à 90 % de sa superficie – à titre de comparaison, elles couvrent encore actuellement 68 % du territoire de la Finlande, selon l’Institut Européen des Forêts33.
Le Néolithique, c’est l’époque de la forêt dominante, mais aussi celle du « premier affrontement de l’homme avec la forêt ». En effet, comme le souligne Robert Harrison, « la plupart des régions occidentales habitées par l’homme furent un jour recouvertes de forêts plus ou moins denses : la civilisation occidentale a défriché son espace au cœur des forêts.»34 Commence ainsi une opposition durable entre la forêt et la civilisation : pour se développer, la société humaine avait besoin de faire disparaître une partie de la forêt ; l’association entre civilisation et déforestation a ainsi imposé le rapprochement inverse entre forêt et barbarie, sauvagerie, voire bestialité.35
Afin de situer la place que la forêt occupe dans l’imaginaire des habitants de l’Europe occidentale, et notamment de la France, il est utile de pouvoir évaluer d’abord l’importance réelle de cette forêt sur le territoire à travers le temps, ainsi que le statut qui lui est affecté ; la manière dont la forêt est ou n’est pas exploitée et/ou protégée, les métiers qui lui sont liés et leur image dans l’inconscient collectif.
Quelles forêts pour quels peuples ?
Chez les Romains, la majorité des forêts était de propriété publique, à disposition de l’État. Puis une division fut opérée sous l’Empire dans cette forêt publique (silva communis) entre les zones faisant partie du trésor public, administrées par le Sénat, et celles considérées comme propriété privée de l’empereur.36
Lors de leurs expéditions de conquête, les Romains furent frappés, voire effrayés, par l’immensité des forêts de la Gaule et de la Germanie. En témoignent les écrits de César (Commentaires, livre VI, 25-31-33), de Pline et de Tacite. Une autre référence expressive est la mention qu’en fait le poète Avienus37 dans saDescriptio orbis terrae :
« La partie de l'Europe voisine des colonnes d'Hercule38 nourrit dans des champs fertiles les généreux Ibériens. Ils touchent par le Nord aux ondes froides de l'océan Boréal, et leur contrée étend ses vastes campagnes vers des régions trop voisines de la Bretagne glacée, et des lieux où la Germanie à la blonde chevelure étend ses rivages, en longeant les épaisses retraites de la forêt hercynienne. »
Les estimations sur l’extension de la forêt gauloise tournent le plus souvent autour des deux tiers du territoire (Brosse), mais certains experts comme Boisrouvray vont jusqu’à 80 %. « Entre chaque agglomération, des milliers d'hectares de forêt vierge dressaient autant d'obstacles presque infranchissables, favorisant ce séparatisme tribal dont César devait si bien se servir pour faciliter ses conquêtes. »39
La forêt semble avoir été plus présente et plus sauvage dans le Nord que dans le Sud de la Gaule. La différence majeure survenue à l’époque gallo-romaine résulte de l’ouverture de routes, par exemple à travers la forêt d’Ardenne. Mais l’incertitude sur les déboisements et reboisements rend impossible de resituer précisément l’extension physique de cette forêt :
« la véritable physionomie sylvestre de la Gaule nous échappe après la lecture des textes anciens »40. « Un texte de Diodore de Sicile, au 1er siècle av. J.C., atteste la réputation de défricheurs par le feu des Gaulois. Il rapporte que jadis, les Pyrénées étaient couvertes de forêts qui furent incendiées par les bergers »41, d’où l’étymologie du nom des Pyrénées. Toutefois, « au total, la documentation littéraire sur la forêt gauloise apparaît comme relativement pauvre »42.
La France gallo-romaine connaît trois catégories de terres :ager (le champ cultivé),silva (la forêt sauvage) et, entre les deux,saltus (les landes et espaces non cultivés). La part de la forêt dans cette répartition reste très importante au Moyen Âge.
« Les connaissances actuelles ne permettent pas – et de loin – de décrire avec précision la forêt gauloise à l’aube du Moyen Âge », estime le géographe Jean-Robert Pitte, « mais si l’on considère l’ampleur de l’œuvre de défrichement accomplie au cours de la dizaine de siècles qui suit et pour laquelle on possède des traces écrites, on est en droit de penser qu’une notable partie du territoire a retrouvé un couvert forestier au cours des invasions. [...] Lorsque commencent les grands défrichements des 11e et 12e siècles, la forêt recouvre au moins la moitié du territoire de la Francie occidentale. »43
À la même époque, le pouvoir commence à mettre en place des mesures pour limiter le défrichement et faire surveiller les forêts royales par un personnel hiérarchiquement organisé. La première ordonnance royale sur les forêts est due à Philippe-Auguste en 1219 et porte sur l’attribution des gardes dans la forêt de Villers-Cotterêts. Le premier code forestier élaboré sous Philippe de Valois (Philippe VI) fait l’objet de l’ordonnance de Brunoy en 1346.
À la fin du Moyen Âge, les grands massifs forestiers se trouvent ainsi « morcelés et grignotés de tous côtés (l’ager l’a emporté sur lesaltus)»44. Les communautés monastiques sont réputées avoir joué un rôle important dans ce défrichement. Exemple constaté dans l’Yonne :
« En 1180, les moines de l’abbaye de Saint-Pierre le Vif de Sens disputent de la possession de la terre de Villepied, située dans le grand massif forestier d’Othe, aux chanoines de la collégiale de Dilo. Appelé à témoigner pour trancher la querelle, un forestier nommé Hury se souvient qu’il a vu cette terre jadis couverte de bois, avant qu’elle ne soit défrichée par les moines. Cette anecdote est l’un des multiples indices qui marquent dans toute la France le recul des forêts au cours des deux siècles qui suivent l’an mil. »45
Pierre Deffontaines, évoquant ce travail du clergé régulier, souligne « le rôle de colonisation exercé par l’abbaye de Saint-Claude dans les immenses bois de la vallée de la Bienne en Jura » et rappelle que les Templiers étaient surnommés « chevaliers à la hache »46.
Au lendemain de la Guerre de Cent Ans, la forêt ne couvre plus qu’un quart du territoire français. De nouvelles menaces de déforestation s’amorcent au 16e siècle, en raison à la fois du développement agricole et des besoins en bois du bâtiment, de la marine, de la verrerie ou des forges. La situation de la forêt française à cette époque est « généralement humanisée »47 avec une interpénétration mutuelle de la campagne labourée et du bois. Le droit de pâturage en sous-bois apporte aux paysans un complément de ressources. Le travail des artisans (charpentiers, forgerons, charbonniers, potiers…) s’étend dans la forêt même.
C’est Colbert qui, avec sa grande ordonnance de 1669,...